Cinéma / Vidéo
Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, rétrospective intégrale
27 mai - 3 juil. 2016
L'événement est terminé
Dense, puissante, érudite, l’œuvre cinématographique unique façonnée par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet puise sa source dans leur rencontre, au milieu des années 50. « Un couple de cinéastes responsables d’une des œuvres les plus radicales, les plus exigeantes, les plus excitantes pour l’esprit, les plus belles aussi de ce que l’on a appelé le cinéma moderne », rappelait Jean-François Rauger dans un hommage publié dans Le Monde, à la mort de Danièle Huillet, en 2006. On ne saurait mieux dire tant, cinquante ans et trente films plus tard, leur travail conserve sa force et son actualité.
Dans une économie toujours modeste, les Straub ont poursuivi sans fléchir leurs recherches esthétiques, à travers les pays, de l’Italie à l’Allemagne en passant par l’Egypte et la France, et surtout les œuvres littéraires et musicales dont ils se sont inspirés pour mieux affirmer leur engagement politique, celles de Bertolt Brecht, Cesare Pavese ou encore Franco Fortini en tête. Mouvements de caméra minimalistes, direction d’acteurs ou de non professionnels rigoureuse, mise en scène du son et de la musique inédite, rapport à la nature omniprésent, les Straub n’ont cessé d’aiguiser leur expression filmique pour dénoncer toutes les violences du 20ème siècle : permanence du fascisme, immanence du capitalisme, résurgence des conflits, notamment au Moyen-Orient.
« Chaque Straubfilm est un relevé – archéologique ; géologique ; ethnographique, militaire aussi – d’une situation historique où des hommes ont résisté [...] les Straub pourraient dire : n’existe pour sûr que ce qui résiste », écrivait le critique Serge Daney. Découvrir, redécouvrir aujourd’hui Othon (1969), Moïse et Aaron (1974), Trop tôt, trop tard (1980/81) ou encore Ouvriers, paysans (2000), c’est mesurer le nécessaire mouvement de l’époque et la formidable acuité des Straub à nous le révéler.
Jean-Marie Straub poursuit seul ce travail depuis 2006. Il a réalisé plus de quinze courts métrages et un long, tournés pour la plupart en numérique. Présent sur la scène artistique mondiale, notamment à la Biennale de Venise, en 2015, ou encore au MoMA de New York, pour une rétrospective, en mai 2016, il ne cesse d’agrandir son champ d’expérimentation. Alors que le Centre Pompidou mettra l’ « Arte povera » à l’honneur, à partir du 8 juin prochain avec l’exposition Un Art Pauvre, et que deux films réalisés avec Danièle Huillet, Introduction à la "Musique d'accompagnement pour une scène de film" , d’Arnold Schoenberg (1972) et Toute révolution est un coup de dés (1977), s’apprêtent à rejoindre les collections du Centre Pompidou, je suis particulièrement fier que notre institution consacre l’œuvre de ces artistes totaux, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. La présence de ce dernier, dans nos murs, est inestimable.
Serge Lasvignes
Président du Centre Pompidou
Quand
tous les jours sauf mardis
Où
"Nouveau monde !", par Sandrine Marques
Le Centre Pompidou revient sur l’œuvre somme, entamée il y a plus de cinquante ans par les réalisateurs Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, artisans de la Nouvelle Vague, à travers une rétrospective intégrale, de nombreuses rencontres et des inédits. Une première.
Taxée d’ascétisme et peuplée de totems culturels, l’œuvre de Straub et Huillet impressionne. Pourtant, limpide et envoûtante, elle mérite qu’on aille à sa rencontre, pour qui n’aurait jamais côtoyé ses beautés. Façonnés dans le bruissement de la nature, les films ne s’adressent pas qu’à une élite cinéphile. Ce malentendu se double d’un curieux paradoxe, à l’endroit de cinéastes marxistes dont l’engagement n’a jamais cessé de motiver le geste créatif. À mesure qu’on les regarde, les quatorze films et seize courts métrages, qui composent leur filmographie commune, laissent deviner de nouvelles profondeurs. Peut-être parce qu’ils sont le fruit d’une rencontre amoureuse et d’une collaboration artistique, qui s’est achevée en 2006, avec la mort de Danièle Huillet.
Éclose au début des années 1960, cette œuvre foisonnante, dans laquelle l’esprit dialogue avec la matière, entretient un rapport lointain avec l’aridité qu’on pourrait lui prêter. Elle réserve même des trésors de sensualité, exaltés à travers un rapport charnel aux corps (Moïse et Aaron, 1974) mais aussi à la nature. Unis dans le même amour des maîtres italiens, allemands et français, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet se rencontrent au lycée Voltaire à Paris, en classe préparatoire à l’IDHEC. Le cinéaste Robert Bresson les encourage à réaliser eux-mêmes leur film, un conseil avisé qui ne trouvera sa concrétisation que quelques années plus tard. Appelé en effet à combattre en Algérie en 1958, Jean-Marie Straub – qui a fait ses armes ailleurs, auprès des cinéastes de la Nouvelle Vague –, choisit de s’exiler en Allemagne. Il est rejoint par Danièle Huillet. Imprégnés de culture germanique, ils réalisent leur premier film court en 1962, Machorka-Muff, d’après Heinrich Böll, dont ils font tinter de nouveau la langue dans leur long métrage suivant, Non réconciliés (1965). Ils ajoutent à leur période allemande des films comme Le Fiancé, la comédienne et le maquereau (1968), d’après Ferdinand Bruckner et Jean de la Croix. On y croise le cinéaste Rainer Werner Fassbinder qui fait l’acteur et l’actrice Hanna Schygulla dans son premier rôle de cinéma.
La méthode Straub et Huillet est née, caractérisée par la mise en espace sonore et visuelle d’œuvres littéraires (Brecht, Corneille, Barrès, Pavese) et musicales (Schönberg), choisies par la muse Danièle Huillet, costumière et monteuse inspirée sur les films. Jean-Marie Straub assume quant à lui la direction d’acteurs, non professionnels pour la plupart. Cette division du travail est soumise à de rugueux échanges au moment du montage, comme on peut le voir dans le documentaire de Pedro Costa, Où gît votre sourire enfoui ? (2001), capté sur le montage du splendide Sicilia ! (1998). La recherche essentielle de la forme s’opère sous nos yeux et se joue dans la découpe scrupuleuse des plans, le cisèlement de la langue, l’opacité des silences et des tunnels « au noir », à l’intérieur desquels la conscience politique semble toujours se régénérer. Faire vibrer la langue est l’essence même du projet. Le texte, déclamé par des « récitants », se connecte aux éléments, flotte dans l’air et imprègne les sens. Les pièces littéraires et musicales forment ainsi le matériau incandescent des films : Amerika/rapports de classes (1984), adapté de Kafka, ou encore le film d’amour Chronique d’Anna Magdalena Bach (1967). La vie de Bach y est retracée, à travers les commentaires de sa femme. Le film est intégralement constitué de scènes de concert, où les interprètes jouent, en prises directes, avec des instruments d’époque. La musicalité de l’œuvre de Straub et Huillet est impulsée par la parole, autant que par la rythmique des plans. Sous l’influence du son direct l’expérience du spectateur n’est jamais la même. Elle est sans cesse renouvelée par la grâce d’une bande-son qui dévoile une gamme inépuisable de subtilités : c’est la plainte caressante du vent, le chant entêtant des oiseaux, le bourdonnement sourd des insectes, la clameur de la ville.
Les images sont soumises au même régime de constante régénération, même après plusieurs visionnages. On doit ce prodige à l’usage des panoramiques, la figure de style privilégiée du tandem. Ce mouvement de caméra récurrent, qui ouvre notamment Lothringen ! (1994), fut employé par les cinéastes pour arpenter l’Italie où ils s’installèrent. Les panoramiques embrassent le décor dans sa souveraineté végétale ou minérale, absorbent divers états de conscience, lient entre elles des chaînes d’événements organiques, politiques, mythologiques et historiques. Une grâce puissante s’en dégage. De sorte que le philosophe Jacques Rancière note que l’œuvre de Straub et Huillet se partage entre dispositifs lyriques et dispositifs didactiques. Le basculement intervient, selon lui, à partir du film De la nuée à la résistance (1978).
Un autre changement de cap artistique se produit après la mort de Danièle Huillet. Jean-Marie Straub poursuit, solitaire, la création et, abandonnant progressivement le 35 mm, réalise quinze films en numérique. Tourné chez lui avec une unique comédienne, Corneille-Brecht (2009) accompagne sa convalescence, après un accident qui l’immobilisa près de six mois. De la production numérique, on retient l’émotion produite par Kommunisten (2014), d’après André Malraux. Œuvre composite qui agrège des fragments de films antérieurs, elle est le pont rêvé entre deux moments d’une filmographie endeuillée et s’achève sur l’image de Danièle Huillet (extraite de Noir Péché, 1988), assise dans l’herbe. « Nouveau monde » prophétise-t-elle, enracinant dans la terre une filmographie appelée à se régénérer, sous une forme revitalisée et qu’elle accompagne de sa bienveillante et éternelle présence.
Source :
in Code Couleur, n°25, mai-août 2016, pp. 54-56
Partenaires
Rétrospective organisée en collaboration avec
En partenariat média avec
En partenariat avec