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Art Spiegelman : « Ce qui nourrit toutes mes bandes dessinées, c’est l’aspect formel du travail. » 

Art Spiegelman est l'un des auteurs de bande dessinée les plus respectés au monde. En 1992, son œuvre majeure Maus lui vaut le prix Pulitzer spécial. Dans ses images, le New-Yorkais révèle une grande maîtrise de la composition et, par la variété de ses projets, un sens de la mise en scène et du récit qui tirent le meilleur parti du média bande dessinée. En 2012, la Bibliothèque publique d'information lui consacrait une vaste rétrospective. Entretien avec un artiste rare, dont l'œuvre immense est montrée dans l'exposition « Bande dessinée, 1964 - 2024 ».

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Créateur exigeant et perfectionniste, le dessinateur new-yorkais Art Spiegelman révèle, à travers ses images, tout autant que dans le découpage de ses planches, un sens de la composition qui ne cède rien au hasard. Auteur radical au style protéiforme, cet érudit de l'histoire de la bande dessinée a toujours su adapter la forme de son trait à la justesse de son propos. Il a en outre épousé avec intégrité le genre autobiographique, démontrant que le métissage de mots et de dessins propre à la bande dessinée était un medium à part entière et non un sous-genre, et pouvait exprimer les introspections les plus intimes aussi bien que la littérature, les beaux-arts ou le cinéma. Que ce soit en qualité d'auteur de bande dessinée, d'illustrateur, d'éditeur ou de critique, Art Spiegelman a depuis longtemps dynamité les frontières qui séparent en apparence la culture savante de la pop culture.

 

L'œuvre de Spiegelman se compose à la fois d'histoires courtes et d'instantanés parus dans des revues underground ou dans des magazines prestigieux, mais aussi d'illustrations pour la presse ou l'édition littéraire. Avec son roman graphique Maus (publié entre 1980 et 1991), somme monumentale, Spiegelman raconte le destin de ses parents rescapés d’Auschwitz. Il donne aux Juifs les traits de souris et aux nazis ceux de chats. Selon l’essayiste Benoît Peeters, il offre « par rapport à un film sur la Shoah, un accès au réel beaucoup moins indécent ». À l’occasion de la sortie de MetaMaus en 2012, la Bpi lui consacrait une exposition. Rencontre.

Benoît Mouchart – Vingt ans après Maus, vous publiez MetaMaus. Est-ce un travail nécessaire avant de commencer de nouveaux projets ?

 

Art Spiegelman – Depuis la publication de Maus, des milliers de souris m’ont pourchassé. Je suis fier de ce travail, mais parfois aussi exaspéré par son succès. Ce que j’ai pu entreprendre depuis – essayer de me réinventer – demeure dans l’ombre de cet ouvrage et de cette tragédie. J’espère que MetaMaus répondra à toutes les questions que Maus a soulevées et me permettra de tourner la page. Lorsque quelqu’un me demandera « Pourquoi des souris ? », je répondrai « Allez voir pages 110 à 119 ! » Ce travail me hante encore. Je ne l’avais pas réalisé jusqu’à ce que je regarde les photos, les documents, croquis et notes nécessaires pour réaliser MetaMaus. Ceux qui pensent que travailler sur Maus a été cathartique se trompent. J’ai dû développer une carapace pour y œuvrer sans me blesser. L’armure a disparu quand le travail s’est achevé […]. Faire face à nouveau à ce passé et cette tragédie familiale m’a montré que les blessures sont toujours vives.

 

Ceux qui pensent que travailler sur Maus a été cathartique se trompent. J’ai dû développer une carapace pour y œuvrer sans me blesser.

Art Spiegelman

 

Vos travaux de jeunesse étaient liés à la contre-culture des années 1970 et à l’autobiographie. Votre inspiration est-elle personnelle et politique avant tout ?

 

Art Spiegelman – Ce qui nourrit toutes mes bandes dessinées, qu’elles soient d’inspiration personnelle, politique ou autre, c’est l’aspect formel du travail : les mots et les images sur une page comme un diagramme, un circuit de pensées.

 

Vous avez cité Marshall McLuhan : « Quand un média perd de son autorité dans une culture, il devient art ou il meurt. » Croyez-vous que l’exposition puisse agir pour la reconnaissance de la BD ?

 

Art Spiegelman – Bien sûr. Les manifestations autour de la bande dessinée sont nombreuses, en Europe comme aux États-Unis. Bientôt il faudra se méfier des BD qui vont devenir trop institutionnelles. Une part de l’énergie de ce médium vient de ses racines populaires, et j’espère contribuer à la préservation de cette tradition. Après tout, j’ai fait Les Crados, des BD pour Playboy et ce roman graphique qui a remporté le Pulitzer. ◼

Texte initialement paru dans le Code Couleur 12 à l'occasion de l'exposition « Art Spiegelman, co-mix » (21 mars-21 mai 2012) à la Bibliothèque publique d'information.