Exposition / Musée
Paul Klee
L'ironie à l'oeuvre

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Le Centre Pompidou propose une nouvelle traversée de l’œuvre de Paul Klee, quarante-sept années après la dernière grande rétrospective française que lui consacra le musée national d’art moderne, en 1969. Réunissant environ deux cent cinquante œuvres, en provenance des plus importantes collections internationales, du Zentrum Paul Klee et de collections privées, cette rétrospective thématique pose un regard inédit sur cette figure singulière de la modernité et de l’art du 20e siècle.
Exposer l’œuvre de Klee est un défi : auteur de presque dix mille œuvres, artiste insaisissable par excellence, il semble se dérober à chaque tentative de classification. Caractérisé par une dualité, une ambivalence, une pensée toute en oppositions, il se représente tour à tour comme dieu ou comme comédien. L’exposition du Centre Pompidou a choisi pour focus « l’ironie romantique » avec ses corollaires, la satire et la parodie. Issue du premier romantisme allemand, « l’ironie romantique » – qualifiée de « bouffonnerie transcendantale » par le philosophe Friedrich Schlegel – renvoie au processus de création. Les œuvres de Klee sont à comprendre comme un jeu qui signale la tentative de dire l’indicible, malgré l’inaptitude fondamentale à le faire. L’artiste interroge les moyens que lui donne l’art d’atteindre ses aspirations. Ce thème éclaire l’attitude de Paul Klee vis-à-vis de ses pairs et des courants artistiques contemporains, montre comment il assimile ou détourne ces influences, créant une expression unique.
L’aquarelle abstraite Gothique riant de 1915, prêtée par le MoMA, en livre un bel exemple. Si l’on dénote une similitude avec le tableau St. Severin 1 de Robert Delaunay, Klee semble – par le choix du titre – tourner en dérision les débats sur l’interprétation psychologique des styles qui animent alors les milieux allemands. Associer le gothique au rire pour désigner une composition inspirée du travail d’un cubiste français est une façon pour Klee de marquer son détachement.
L’exposition se déploie en sept sections thématiques qui mettent en lumière chaque étape de l’évolution artistique de Paul Klee : les débuts satiriques ; Cubisme ; Théâtre mécanique (à l’unisson avec Dada et le surréalisme) ; Constructivisme (les années au Bauhaus de Dessau) ; Regards en arrière (les années 1930) ; Picasso (la réception par Klee après la rétrospective de Picasso à Zurich en 1932) ; Années de crise (entre la politique nazie, la guerre et la maladie). Le parcours réunit peintures, sculptures, dessins et peintures sous verre, une sélection prestigieuse dont la moitié n’a jamais été montrée en France. Parmi ces chefs-d’œuvre rares, Vorführung des Wunders dialogue avec Angelus novus, deux aquarelles mythiques de la collection de Walter Benjamin.
Par Angela Lampe, conservatrice, Musée national d’art moderne, commissaire de l’exposition
Quand
11h - 21h, tous les lundis, mercredis, vendredis, samedis, dimanches
11h - 23h, tous les jeudis
Nocturne le jeudi (23h)
Où
"L'ironie à l'oeuvre"
À l’âge de 22 ans, Paul Klee déclare dans son journal : « Je suis Dieu ». Peu de temps après, il ajoute dans une lettre à sa fiancée Lily Stumpf : « je me contente désormais de la belle chose auto-ironie ». Cet état d’esprit l’accompagnera tout au long de sa vie. « Chez lui, le goût de la satire a toujours été très fort, de l’ironie, de toutes ces choses qui manquent un peu de sérieux », commentera plus tard son fils Felix.
Quarante-sept ans après la dernière grande rétrospective française, l’exposition que présente le Centre Pompidou se propose de relire pour la première fois l’ensemble de l’œuvre de Klee à l’aune des correspondances avec le concept romantique de l’ironie. Partant d’un constat négatif et pessimiste quant au statut de l’art de son temps et qu’il considère comme une vaine imitation, Klee adopte très tôt une attitude indépendante et détachée lui permettant de renverser cette situation. « Je sers la beauté en dessinant ses ennemis (caricature, satire) », écrit-il dans son journal en 1901. Cette rétrospective réunit environ deux cent trente œuvres, provenant du Zentrum Paul Klee de Berne, des plus grandes collections internationales et de collections particulières. Aux côtés d’œuvres majeures rarement prêtées, dont la magnifique toile Chemin principal et chemins secondaires ou encore Insula Dulcamara, chef-d’œuvre de la dernière période, le visiteur peut admirer le mythique Angelus novus. Jamais exposé en France, ce décalque à l’huile doit son aura toute particulière au texte que lui a dédié Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire. L’Angelus novus retrouve, pour la première fois depuis les années 1930, la seconde œuvre détenue par le philosophe allemand : La Présentation du miracle. L’exposition présente également des travaux méconnus de Klee, à l’instar des ensembles de sculptures, de dessins et de peintures sous-verre, exécutés durant sa jeunesse. Plus de la moitié des œuvres présentées n’ont encore jamais été montrées en France.
« JE SERS LA BEAUTÉ EN DESSINANT SES ENNEMIS » PAUL KLEE
Tout au long de sa vie, l’artiste affine cette stratégie dialectique, fondamentale dans la définition du procédé esthétique de l’ironie romantique, qui oscille entre affirmation et négation, création et destruction de soi. Klee développe un art qui intègre une réflexion sur ses propres moyens et principes, qui porte en lui des qualités d’abstraction et de construction. Pour lui, l’art devrait être « un jeu avec la loi » ou, selon une expression qui lui est chère, « une faille dans le système ». L’exposition dévoile comment, au fil des différentes périodes de sa vie, Klee parvient à dénoncer avec ironie les dogmes et les normes de ses contemporains, de ses débuts satiriques à ses dernières années d’exil à Berne. Arme redoutable, l’ironie lui sert non seulement à déjouer les règles, mais également à affirmer sa liberté totale – fondement de son idéalisme humaniste. Pour Pierre Boulez, l’insoumission de Klee, sa façon de poser simultanément « le principe et la transgression du principe », serait la plus importante des leçons de l’artiste.
Les débuts artistiques de Klee sont marqués par une amère désillusion – il parle de « grande humiliation ». Cette profonde déception l’invite à remettre profondément en question son travail. Lors du voyage en Italie qu’il entreprend à l’issue de ses études munichoises, le jeune artiste réalise qu’il vit « dans une époque d’épigones » (de « suiveurs »), et cette pensée lui est insupportable. La satire se présente alors pour Klee comme un mode d’expression moderne susceptible de réunir deux approches divergentes de l’art et de la vie : d’une part, l’affirmation de valeurs idéales élevées et, d’autre part, un point de vue critique sur l’état du monde. Klee se lance ainsi dans la réalisation de caricatures dessinées, gravées ou peintes sous verre, dans lesquelles s’affirme sa volonté de distanciation à l’égard de la société contemporaine.
La découverte du cubisme, celui de Picasso et de Robert Delaunay, dès la fin de l’année 1911 à Munich, aide le jeune artiste à trouver sa voie. Les inventions françaises nourrissent désormais sa recherche picturale. Tout en s’inspirant du vocabulaire prismatique, à travers des dessins au style enfantin, Paul Klee ironise sur la décomposition cubiste des figures qui les prive de leur vitalité. Dans la série des aquarelles peintes lors de son voyage initiatique à Tunis (1914), l’artiste introduit des effets de distanciation, laissant par exemple en réserve les bandes verticales correspondant à l’empreinte des élastiques utilisés pour peindre sur le motif. Cette mise à distance est également perceptible dans sa pratique, très singulière, consistant à découper ses compositions, une fois réalisées, en deux ou en plusieurs parties. Chacune devient ensuite une œuvre autonome ou se trouve recombinée sur un nouveau support. Klee affirme à travers ces gestes une volonté créatrice dont les racines plongent dans l’acte destructeur.
UN ÉQUILIBRE ENTRE SON APPROCHE INTUITIVE ET LES NOUVEAUX DOGMES CONTEMPORAINS
Après la Guerre, une imagerie de figures mécanisées apparaît dans l’œuvre de Paul Klee. Inspiré par ses expériences dans les services d’aviation militaire, l’artiste transforme les oiseaux en avions, souvent en formation d’assaut. L’esthétique de la machine est en vogue dans les cercles dadaïstes – de Francis Picabia à Raoul Hausmann. Le contact avec les dadaïstes de Zurich ravive alors notablement l’intérêt de Klee pour les représentations de machines et d’appareillages, ainsi que pour les effets produits par leurs mécanismes. Il crée des êtres hybrides, à la fois humains et objets. L’artiste s’empare du motif de l’automate ou de la marionnette, non seulement animé par son admiration pour des auteurs romantiques comme Heinrich von Kleist et E.T.A. Hoffmann, mais surtout pour mieux dénoncer, par le truchement de la schématisation mécanique, la perte de vitalité et le rétrécissement de la vie intérieure à l’heure de la rationalisation industrielle. « Quand la machine enfantera-t-elle ? » ironise-t-il. Ses créatures oniriques suscitent l’attention du groupe surréaliste en germe autour d’André Breton, qui l’invite à participer à leur première exposition collective en 1925 à la galerie Pierre, à Paris.
Au Bauhaus, où Klee enseigne depuis 1921, l’engouement pour la technique commence également à s’imposer, elle est notamment visible dans les figures d’artefact développées par Oskar Schlemmer. Adoptant la posture du funambule, Klee commence un exercice de corde raide, cherchant un équilibre entre son approche intuitive et les nouveaux dogmes contemporains. Ainsi reprend-il certains éléments des idiomes modernistes tels que la grille, tout en déjouant sa rigidité. Ses tableaux structurés par des carrés évoquent tour à tour des rythmes musicaux, des peintures de vitraux, des tapisseries, des parterres multicolores ou encore des champs vus d’en haut. L’installation du Bauhaus dans la ville moderne de Dessau, en 1925, renforce l’orientation de l’école vers des technologies optiques, dont le nouvel enseignant László Moholy-Nagy est le fervent défenseur. Klee réagit à sa manière : l’esthétique rationnelle prend la fonction d’un repoussoir et lui permet de mieux affirmer sa position antagoniste. Il réinterprète les théories de Kandinsky sur la coloration des formes géométriques, insère des corps gisant dans des dessins analytiques, ou encore emploie la technique de pulvérisation des pigments non pas afin de produire des surfaces d’aspect impersonnel, mais pour concevoir des portraits clownesques. Selon Klee, « les lois ne doivent être que les bases sur lesquelles il y a la possibilité de s’épanouir ».
KLEE CONTRECARRE LA TERREUR PAR UNE ICONOGRAPHIE ENFANTINE ET LUDIQUE DANS LAQUELLE LES SIGNES SE MÉTAMORPHOSENT
À partir du milieu des années 1920, de plus en plus insatisfait de sa situation au Bauhaus, Klee multiplie les voyages. Associés à la lecture de revues et d’ouvrages spécialisés, les séjours en Italie et en Égypte stimulent chez lui un intérêt nouveau pour les arts du passé et les cultures lointaines. Klee introduit dans son œuvre des éléments picturaux évoquant des mosaïques anciennes, la civilisation pharaonique, ou encore les figures et signes gravés sur les parois des grottes au paléolithique. Le mode d’appropriation choisi par Klee n’est pas celui de la citation, mais le simulacre. En reproduisant les effets qu’exerce le temps à la fois sur l’objet (usure, moisissure, érosion) et son contenu, il confère à ses œuvres un caractère parodique. Si Klee puise dans le répertoire des « signes » de cultures « primitives » ou non-occidentales, il ne fait que mimer les principes de leur organisation initiale.
Les thèmes mêmes de ces travaux sont révélateurs d’un regard porté vers le passé qui n’empêche pas pour autant Klee de noter attentivement ce qui se passe autour de lui et d’affronter la situation contemporaine : la montée du nazisme, auquel il répond par plusieurs séries de dessins au trait incisif, puis l’avènement de Hitler, qui précipite son retour à Berne, en 1933. Là, Klee se mesure à Picasso, redécouvert à Zurich lors de la grande rétrospective présentée par le Kunsthaus, en 1932. Il y découvre le « surréalisme » du peintre espagnol, notamment ses grands tableaux de figures féminines et ses métamorphoses biomorphes. Ces deux innovations fécondent le travail de Klee après la période du Bauhaus et stimulent la production de ses dernières années. Cette confrontation est alimentée par la publication de nombreux articles sur Picasso, publiés dans des revues comme les Cahiers d’art, auxquelles Klee est abonné. Les compositions déformées que lui inspire Picasso deviennent parfois l’occasion d’un commentaire doux-amer sur sa condition d’artiste exilé et malade, quand celui-ci ne se fait pas au moyen des énigmatiques signes noirs qui se généralisent dans son œuvre à partir de 1937. De façon générale, Klee contrecarre la terreur par une iconographie enfantine et ludique dans laquelle les signes se métamorphosent en bonshommes allumettes qui dansent non pas de joie, mais de peur. Ses derniers tableaux prennent de l’ampleur et adoptent un vocabulaire pictural à la fois simplifié et puissant, qui entre en résonance avec la situation politique et semble braver le déclin de son corps rongé par une sclérodermie à partir de 1935. Dans un ultime renversement dialectique de sa situation critique, les moyens plus élémentaires qu’adopte Paul Klee dans ses dernières œuvres lui permettent d’exprimer avec force la détresse contemporaine, celle de l’humanité, et la sienne. L’historien d’art américain Robert Goldwater, dans son ouvrage séminal Le Primitivisme dans l’art moderne, commente ainsi : « Dans le monde de Klee aussi, des moyens apparemment enfantins sont employés pour transmettre des commentaires adultes, obliques, mais avec une ironie romantique et un certain détachement intellectuel. » De ses débuts satiriques à ses difficiles dernières années, Klee ne renoncera jamais à ce mode opératoire.
Angela Lampe
Source :
in Code Couleur, n°25, mai-août 2016, pp. 10-15
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