Sébastien Kheroufi, la dramaturgie dans la chair
Sébastien Kheroufi est dans les coulisses du Centre Pompidou comme chez lui. Alors qu’il déborde déjà d’énergie, prêt à affronter une grosse journée de travail, il sacrifie à son rite matinal : avaler son indispensable café, soluble et insipide, délivré mécaniquement par la machine du niveau -1. Il est à tu et à toi, il a pour chacun·e une parole sympathique, voire une franche accolade, et dans ces dédales du sous-sol, il n’est personne qu’il ne connaisse par son prénom. Il faut dire que le trentenaire, avenant et barbu, bob à carreaux et veste en cuir sur hoodie, est un habitué des lieux. Au printemps 2023, il y proposait une performance, Outrage au public, dans le cadre de « Moviment », tandis qu’à l’hiver 2024, son adaptation remarquée du Par les villages (1981) de l’écrivain autrichien Peter Handke faisait déjà salle comble, en associant acteurs professionnels et non professionnels. Et pourtant… rien ne le prédestinait à la mise en scène.
La double culture de Sébastien Kheroufi, française par sa mère, et algérienne par son père, ainsi que l’amour de ses parents, ont longtemps été ses seules richesses. Il partage son enfance et son adolescence entre une cité de Meudon-la-Forêt, dans les Hauts-de-Seine et les foyers Sonacotra, à Belleville notamment — où il découvrira le corps sans vie de son père, à dix-sept ans. « La rage a été un moteur. La rage de voir ton père mourir dans un foyer. Très vite, c’est entré dans ma tête », confie-t-il. Un de ses frères a quitté le quartier, l’autre est incarcéré, la petite délinquance est omniprésente autour de lui, ainsi que les contrôles au faciès, ajoutés à l’inertie, sinon à l’incurie des pouvoirs publics – « Rien n’a vraiment changé depuis la mort de Malik Oussekine, assassiné par la police française en 1986 et originaire du même quartier », regrette Kheroufi. La rage en héritage, donc, et un besoin pressant d’air frais.
La rage a été un moteur. La rage de voir ton père mourir dans un foyer. Très vite, c’est entré dans ma tête.
Sébastien Kheroufi
Armé d’un seul BEP mécanique, il traverse donc la Manche pour rejoindre à Londres une connaissance d’un quartier voisin. La dèche british vaut bien la française : les humiliations sont les mêmes, les difficultés aussi. Chauffeur RATP, garagiste, vendeur de fenêtres dans la ville lumière, plongeur, homme de ménage dans les hôtels de la ville monde. « Je ne savais pas ce que je voulais faire, tout le temps, je me suis senti humilié. » Puis un jour, Sébastien Kheroufi de pousser la porte d’une salle de cinéma pour… y faire le ménage. « Un petit cinéma de quartier, loin des blockbusters auxquels j’étais habitué. Pour apprendre l’anglais, je vais à la séance des malentendants. Comme je ne comprenais rien, au début je regardais la lumière, les plans, le jeu. J’ai découvert la technique, la poétique du cinéma, la mise en scène. »
Un de nos frères nous a abandonnés et moi je suis encore seul avec ma mère dans la cité ; la dramaturgie est dans ma chair. Pas besoin d’avoir fait beaucoup d’études pour comprendre ce qu’est la sensation d’abandon.
Sébastien Kheroufi
De retour à Meudon, Sébastien Kheroufi sait ce qu’il veut faire. Et parce que les cours de théâtre « ça coûte un RSA », il s’inscrit au conservatoire local, fréquente des personnes qui viennent du même endroit, avec les mêmes préoccupations, laissant derrière lui ses appréhensions initiales. « J’ai commencé par la joie, par m’amuser, par trouver des endroits de familiarité. » On s’interroge sur ses origines et on joue du Bernard-Marie Koltès, auteur dramatique français, ou encore du Peter Handke, écrivain autrichien, Nobel de littérature en 2019, dont la pièce Par les villages raconte le retour au village de Gregor, devenu écrivain. « Un de nos frères nous a abandonnés, et moi je suis encore seul avec ma mère dans la cité ; la dramaturgie est dans ma chair. Pas besoin d’avoir fait beaucoup d’études pour comprendre ce qu’est la sensation d’abandon. » Heureuse fortune, c’est cette même pièce qui est au programme du concours d’entrée à l’École supérieure d’art dramatique de Paris (Ésad). « C’est le premier bouquin que je lis entièrement, dit Kheroufi avec une fougue communicative. Mon premier livre c’est celui d’Handke. Je me dis que le théâtre c’est incroyable. »
Mon premier livre c’est celui d’Handke. Je me dis que le théâtre, c’est incroyable.
Sébastien Kheroufi
Parce que l’humilité lui interdit d’imputer son admission à l’Ésad à son seul talent, et à sa rage, Kheroufi se demande si ce n’est pas dû au fait qu’il soit le « rebeu de la promo », « celui qui vient de la tess ». Puis comme l’impression de devenir à son tour le Gregor de Par les villages ; « Au fil du temps, je rentrais à la cité, et j’étais un peu plus artiste aux yeux des autres. J’étais le Parisien qui rentrait de Paname. » Ces trois ans d’école, de rencontres et de découvertes, représentent pour lui le bonheur de faire ce qu’il aime vraiment, prenant à rebours l’injonction familiale ; « J’ai grandi avec la question du CDI. Le CDI, c’est pour payer le loyer de ton HLM. La question du bonheur, on verra après. D’abord un toit, ensuite on verra. » Au-dessus de sa tête, pourtant, comme une épée de Damoclès : réussir coûte que coûte pour ne pas retourner à la case départ, et surtout pour ne pas renvoyer aux autres l’image d’un échec, et d’un déterminisme tout puissant ; « C’est mon obsession : on représente qui ? Comment on représente ? »
Il ne faut pas se dire que les gens ne peuvent pas comprendre la littérature. Il faut leur donner les bons outils pour entrer dans une œuvre. C’est tout.
Sébastien Kheroufi
Ayant acquis la conviction que la poésie, le théâtre sont aussi des outils politiques, et poussé par Wajdi Mouawad, directeur du théâtre national de la Colline, à prendre Par les villages à bras le corps, Kheroufi rejoint les ateliers Médicis. La pièce, montrée au théâtre l’Azimut d’Antony, est précédée d’un ensemble d’ateliers avec des classes : « J’arrive à Chatenay-Malabry, quartier la Butte-Rouge, en face de la cité où j’ai grandi. » L’occasion, pour Kheroufi, de désacraliser le processus de création, de rendre accessible à toutes et tous une représentation de théâtre, de réparer ce à quoi lui-même a été exposé. « Il ne faut pas se dire que les gens ne peuvent pas comprendre la littérature. Il faut leur donner les bons outils pour entrer dans une œuvre. C’est tout. Le fait de rencontrer des jeunes et de leur parler avant une représentation, ça désacralise. On leur donne des clefs. Regarder un Matisse c’est accessible, mais quel parcours avant d’y arriver. La première fois que je suis entré dans une expo, j’étais complètement perdu. C’est archi intimidant l’art. »
Ma grand-mère est morte un an jour pour jour après mon père, et elle disait à tout le monde : il part sur ses deux jambes et revient dans un cercueil. Il s’est passé quoi en France ?
Sébastien Kheroufi
Sébastien Kheroufi intervient également dans des foyers Emmaüs, auprès de femmes qui ont fui la violence de leur pays. « Je reviens dans tous les lieux où j’ai grandi par le biais artistique », commente-t-il. Les jeunes de cité, c’est pas la peine de leur expliquer mille fois Par les villages. C’est pareil pour ces femmes ; mieux que quiconque, elles comprennent Antigone. » Tragédie grecque éponyme de Sophocle que Kheroufi présente au printemps 2023 au théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine. S’il y a de la littérature à l’estomac, nul doute dorénavant qu’il y a un théâtre à la chair. Antigone, c’est l’occasion de traiter la question, souvent fantasmée, de l’exil : « Ma grand-mère est morte un an jour pour jour après mon père, et elle disait à tout le monde : il part sur ses deux jambes et revient dans un cercueil. Il s’est passé quoi en France ? » Reste maintenant à cet infatigable metteur en scène à aborder la question des enfants dans la pièce finale d'un triptyque : « Et nous, les enfants, qu’est-ce qu’on en fait, de toutes ces blessures ? »
Le théâtre, chez Kheroufi, ne saurait se cantonner à l’espace de la scène. La preuve en est : les costumes de Par les villages, lors des représentations au Centre Pompidou en février 2023, ont par mégarde été donnés à Emmaüs ; on croisait alors aux Halles des bénéficiaires habillés pour la scène. « J'ai tellement vécu grâce à ces associations, dit le metteur en scène, philosophe. C'était l'hiver, nos costumes leur étaient plus utiles à eux, qu'à nous. » ■
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© Pierre Malherbet, 2024