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Sébastien Kheroufi : « Le théâtre m'a sauvé. »

Rien ne le prédestinait à la mise en scène. Né dans les quartiers populaires des Hauts-de-Seine, Sébastien Kheroufi est pourtant, à 32  ans, l'un des talents les plus éclatants du théâtre. Avec son spectacle Par les villages, il offre une relecture brillante du classique de l'écrivain autrichien Peter Handke, qu'il recontextualise aux cités des années 1990. Sur scène se côtoient Anne Alvaro, la rappeuse Casey, et aussi de nombreux amateurs. Rencontre.

± 10 min

Au printemps 2023, le public du festival Moviment au Centre Pompidou découvrait, dans le cadre de l’invitation faite aux Ateliers Médicis, la performance Outrage au public. S'y retrouvaient la force d’une proposition mêlant psalmodie et match de boxe, intervention politique et chœur tragique, soirée hors-normes où s’entrelaçaient les mots d’une conférence donnée par Pierre Bourdieu à la cité du Val-Fourré et, déjà, ceux du poète et dramaturge Peter Handke, lauréat du prix Nobel de littérature en 2019.

 

Moins d’un an plus tard, après une mie en scène d’Antigone, de Sophocle, très remarquée au Théâtre du Soleil, Sébastien Kheroufi marque la saison des spectacles vivants avec un Par les Villages faisant trait d’union, là encore, entre centre et périphérie, dans une création en coproduction entre le Centre Pompidou et le Théâtre des Quartiers d’Ivry. Collective, réunissant des habitant·e·s des quartiers et une distribution d’acteurs et d'actrices d’horizons multiples, cette relecture impressionnante du classique de Peter Handke, créé en 1981, avec qui Kheroufi a eu le privilège de travailler, donne un tranchant neuf à la célèbre formule du philosophe Gilles Deleuze louant Carmelo Bene, metteur en scène italien, d’avoir su mettre en scène « un Hamlet de moins ». Lorsqu’évoquant le vertige de ne jamais quitter totalement sa cité, sans pour autant pouvoir y revenir, Sébastien Kheroufi a ce mot : « on n’est plus que nulle part », ce « plus que » a comme son théâtre quelque chose d’une privation et d’un excès ; d’un exil, et d’une incandescence. Conversation avec un artiste habité – ou plutôt hanté par l’exigence de saisir à l’os l’expérience de ne plus savoir où l’on habite.

Mathieu Potte-Bonneville – Commençons peut-être par ce qui relie et sépare Par les villages de Outrage au public. Cette performance secouait tous les repères de ce que sont une galerie ou un lieu d’art, à commencer par la séparation entre l’intérieur et l’extérieur, en introduisant « dedans » des gestes que l’on ne fait que « dehors » (jouer au foot, faire du vélib, manger un kebab…). Contester cette frontière, est-ce aussi un enjeu de ce nouveau spectacle ?


Sébastien Kheroufi – Pendant le travail sur cette création, j’ai pu mesurer combien la performance de l’an dernier en donnait les prémices. L’enjeu, d’entrée, c’est de s’installer entre l’extérieur et l’intérieur de l’institution. La première partie du spectacle spatialise cet endroit-là, à l’abri de l’extérieur, mais en même temps, pas complètement à l’intérieur. Il s’agit de créer un sas, de se demander comment cela fait courant d’air ; non pas d'entrer, de fermer la porte et de se dire : « Je suis au chaud », mais d’être toujours dans cet inconfort et de se dire : « Ces deux portes restent ouvertes en permanence, sur l’extérieur et sur l’intérieur. »


L’an dernier nous étions portés par une forme d’urgence, avec l’idée que cela n’existerait qu’une seule fois. Moi, je ne dormais pas. J’avais la première d’Antigone au Théâtre du Soleil le lendemain… Avec Par les villages l’urgence est différente, mais elle n’est pas moins grande : entretemps l’époque est allée de pis en pis, et l’urgence est aujourd’hui de faire résonner les derniers mots du personnage de Nova, « l’humanité est abandonnée »… Si la dimension performative reste centrale, c’est qu’avec la présence des habitantes et des habitants d’Ivry, avec leurs grands portraits photographiques, on voit comment la présence d’un corps, d’une parole aussi, vient chambouler une institution.

 


Mathieu Potte-Bonneville – Ce travail avec des amateurs est au cœur de votre démarche…


Sébastien Kheroufi – Oui. J’ai commencé par leur demander ce qu’il leur semble nécessaire d’entendre sur un plateau de théâtre en 2024. Ils m’ont tous apporté des textes complètement différents. Ce qui m’a frappé, c'était la manière dont ils les présentaient : là où un acteur ou une actrice professionnelle serait tout de suite entrée avec le texte, eux s’excusaient d’être là, d’avoir apporté cela, en racontant le pourquoi du comment. C’était tellement fragile que cela en devenait magnifique. Ils pouvaient dire « moi, j’ai choisi ce texte » et s’excuser de ne pas avoir le bon texte, peut-être, ou de ne pas répondre parfaitement à la consigne  ; de ne pas avoir les codes d’une proposition ou d’un geste artistique… Cela m’a frappé. Quand je suis arrivé en école de théâtre, je m’excusais toujours, j’essayais de m’habiller comme les autres, je souriais toujours bêtement et naïvement aux références qui s’échangeaient. Cet endroit-là, je l’ai retrouvé avec eux. Et j’ai tenté de ne garder que cela en un sens, d’aménager l’espace d’une rencontre autour de leur témoignage, de leur manière d’habiter l’espace et de faire la conversation avec les spectatrices et spectateurs, dans une société où le seul fait de se parler est devenu bizarre, conflictuel, où l’on se met sur la défensive sitôt que quelqu’un nous parle. Ce n’est pas le cas dans mon quartier, la parole est libérée parce que tu connais les gens, parce que tu parles facilement, parce que cela va de soi, tu vas bien, tout le monde se connaît, car c’est l’endroit du village. Un quartier est un village et il s’agissait de convoquer précisément cela, avec toute l’imprévisibilité qu’impliquent les rencontres. La seule consigne que j’ai donnée, c’est : « Nous ne parlerons que trois fois, au maximum, sur les premières quarante-cinq minutes avant le spectacle. Ce qui m’intéresse c’est à quel point vous allez connecter avec quelqu’un. Il va peut-être y avoir une conversation de vingt minutes, peut-être que cette personne va vous interrompre très rapidement… mais ce qui m’intéresse est le plus que présent, l’endroit de la pureté de la présence. »

 

Un quartier est un village et il s’agissait de convoquer précisément cela, avec toute l’imprévisibilité qu’impliquent les rencontres.

Sébastien Kheroufi


Mathieu Potte-Bonneville – Le spectacle s’ouvre donc sur cette séquence performative, mais il s’organise aussi autour d’un texte – et pas n’importe lequel : Par les villages est l’une des œuvres majeures du répertoire contemporain, un texte aussi avec lequel vous vivez depuis longtemps. Ce qui se trouve ainsi déplacé, c’est l’opposition régulièrement réactivée entre performance et théâtre de texte, dont on sait combien elle pèse sur la compréhension des arts vivants, sur le partage entre les formes et les institutions – d’un côté la galerie, de l’autre le plateau… Pourquoi et comment réactiver ce texte précis, dans le travail qui est le vôtre ?


Sébastien Kheroufi – La question de la rencontre dont je parlais est liée tout autant à mon amour du théâtre, à l’amour des mots sur un plateau. Dans ce projet, des gens qui ne devraient pas se rencontrer se rencontrent, et le texte devient un moyen de se rencontrer, de se dire « nous allons faire du théâtre ensemble ».

 

Dans ce projet, des gens qui ne devraient pas se rencontrer se rencontrent, et le texte devient un moyen de se rencontrer, de se dire « nous allons faire du théâtre ensemble ».

Sébastien Kheroufi


Le théâtre m’a sauvé, donc j’éprouve de la reconnaissance et de la gratitude envers cet art-là. Le texte c’est la base, mais il s’agit surtout de ne pas ajouter de couche sur le texte : l’enjeu est au contraire d’enlever toutes celles qui y ont été mises à mesure que le texte devenait un élément de patrimoine. Des couches se sont ajoutées à chaque mise en scène, à chaque geste, à chaque fois que nous avons entendu ce texte-là. Nous avons teinté et chargé le texte ; comme un endroit où l’on te donne une importance telle que quelque chose te tétanise. C’est comme si ce texte-là, d’année en année, avait eu trop de pression et trop de poids sur les épaules.

 

Le théâtre m’a sauvé, donc j’éprouve de la reconnaissance et de la gratitude envers cet art-là.

Sébastien Kheroufi


Très vite, quand j’ai rencontré Peter Handke, je lui ai dit toute mon admiration, je lui ai dit : « Waouh, ce texte… ». Il m’a immédiatement coupé : « arrête, ce sont des mots ». Je lui parlais de cette langue magnifique et il me répondait : « mais c’est quoi, la langue ? Non, c’est proche de l’âme. » Plus j’entrais dans l’intimité de Peter, plus je me rendais compte qu’il enlevait ces couches de fantasmes et de clichés que j’avais mis, moi aussi, sur ce texte-là ; parce que cela fait partie des textes de concours des écoles nationales, parce que c’est Wim Wenders, Claude Régy, Stanislas Nordey ; parce que cela fait partie des montagnes, des textes les plus beaux et les plus étudiés, parce que c’est magnifique… Lui me permettait de rentrer dans l’intimité de ce texte. Il m’a dit quelque chose que je n’ai plus jamais oublié. En fait, Par les villages c’est une tragédie familiale au cœur d’une tragédie sociale. C’est aussi simple que cela, et la force de cette conjonction, de cette rencontre, est un coup de génie qui emporte tout sur son passage. Quand deux tragédies arrivent et se rencontrent, il se produit le genre de fusion qui fait les grands films, les grandes toiles, les grands textes.

 

Mathieu Potte-Bonneville – Que cherchez-vous, en transposant comme vous le faites l’intrigue de Par les villages dans l’univers des grands ensembles ?


Sébastien Kheroufi – On pourrait croire que j’ai contextualisé Par les villages en cité ; donc que j’ai ajouté des couches. Or, j’essaie justement d’enlever toutes ces couches, au fil du déroulement du spectacle. Sur le seuil de la pièce, à l’extérieur, on part donc des clichés, de tout ces clichés que peut évoquer la représentation d’une telle pièce en cité : le rap, le deal, le bordel, les jeunes hommes qui occupent l’espace public. Puis nous entrons dans le lieu et nous faisons connaissance. En réunissant soixante personnes qui vivent dans un lieu, on cesse d’évoquer « la banlieue », qui pourrait être tout autant Levallois qu’Aulnay ; le rapport au territoire devient précis, et le travail documentaire s’engage.

On se rapproche donc peu à peu. Dans le texte de Peter Handke, comme dans la tradition du théâtre antique, on joue devant le lieu. Là, dans la cabane des ouvriers, il y a un mur transparent, qui nous permet, tout en respectant le texte, d’accéder à l’intimité. Le fait que seule cette plaque-là soit transparente nous permet de voir ces femmes et ces hommes qui travaillent de leurs mains sur le chantier. Le documentaire fait naître un drame social. Et du drame social naît la tragédie, qui arrive lors du deuxième tableau. Petit à petit, tout au long du spectacle, l’idée est donc de tout enlever pour aller jusqu’à l’épure de la parole de Nova. Ce n’est pas une parole prophétique, religieuse ou mystique. Elle est extrêmement concrète et juste. Oui, nous pouvons nous incliner devant une fleur. Quand elle dit « La guerre est loin d’ici » ou « Élevez les enfants de la paix », « La gratitude rend le monde calme », ce sont des choses que nous pouvons tous comprendre.


Mathieu Potte-Bonneville – Vous indiquiez que le spectacle réunit des protagonistes venus d’univers très différents : aux côtés des amateurs, on trouve Casey, qui vient du rap, mais aussi une  grande voix du théâtre, Anne Alvaro, ou encore certains acteurs venus du cinéma comme Lyes Salem. Comment fait-on de ce collectif une communauté de théâtre, une communauté de travail ?


Sébastien Kheroufi – Avec beaucoup de sueur (rires), beaucoup de discussions parce qu’il faut trouver un langage commun, rejoindre l’endroit de ce rapport universel qui fait de la cité un territoire complètement pluriel et divers. Les plateaux doivent être à l’image de ce qui est si beau dans la société, et qui me rend si fier quand je marche dans Paris. Il y a même quelque chose de politique. Dounia Boukersi et Bilaly Dicko sont de jeunes acteurs que j’ai rencontrés, en faisant les tours des maisons de quartier. Ils m’ont dit : « je veux devenir acteur et actrice professionnel, mais nous n’avons pas fait d’école… » Je ne les mets pas parce que Dounia est arabe, que Bilaly est noir, que Casey est une femme noire, que Lyes est un acteur arabe ou que Anne Alvaro est une actrice blanche… J’ai la chance que toutes ces questions-là soient tellement en moi, que je ne me les pose plus. Pour moi, cela devient d’une évidence folle, cela rend les rencontres instinctives.

 

Les amitiés, les relations amoureuses ou professionnelles sont des fulgurances. J’essaie de convoquer ces fulgurances par un désir sincère et juste, et de ne faire aucun calcul. Comment diriger cela ? C’est une certaine nécessité que j’éprouve, le sentiment qu’il y a là quelque chose de tellement important pour moi qu’il me fait avancer et ne pas dévier.

Sébastien Kheroufi


Bien sûr, ce ne sont que des prises de risque : proposer à Casey le rôle de Nova… et me dire en répétition que je n’ai jamais entendu cela de ma vie. Ou demander à Anne Alvaro, et réaliser que je vais diriger celle qu’on m’a présentée comme la papesse du théâtre français quand je suis entrée en école. Anne Alvaro est la boss ! Puis, nous nous rencontrons, nous parlons de l’Algérie, du projet, du texte. D’un coup, il y a une évidence. C’est pareil quand je rencontre Lyes. Très vite, il me dit : « Je suis franco-algérien, j’ai peur de revenir au théâtre parce que cela fait longtemps. Je ne fais que du cinéma, maintenant. » Mais le personnage de Gregor revient dans son village d’origine, comme Lyes revient à son premier endroit de formation, le théâtre. Ce sont donc des rencontres. Les amitiés, les relations amoureuses ou professionnelles sont des fulgurances. J’essaie de convoquer ces fulgurances par un désir sincère et juste, et de ne faire aucun calcul. Comment diriger cela ? C’est une certaine nécessité que j’éprouve, le sentiment qu’il y a là quelque chose de tellement important pour moi qu’il me fait avancer et ne pas dévier.


Mathieu Potte-Bonneville – Par les villages est une pièce traversée par le motif du retour, et de l’impossible retour. Dans la période de réaction que nous traversons, ce thème trouve des résonances étranges ; la réaction est toujours un fantasme de retour à une situation qui n’a jamais existé,  le rêve d’un avant qui n’a pas eu lieu et où, apparemment, c’était mieux. Selon vous, le texte de Peter Handke permet-il d’éclairer ou de réorienter ce désir de retour ? Que nous dit-il sur  sur l’impossibilité du retour, sur l’irréversibilité de ce qu’on a vécu, l’impossibilité de revenir en arrière et le désir de le faire ?


Sébastien Kheroufi – Ces questions recoupent ce que j’éprouve comme une véritable quête, intime et personnelle. Pour moi, elles ont à voir avec le fait de se dire : « J’ai quitté un territoire où je me sens en permanence coupable. » Pourquoi arrive-t-on à s’en sortir, à fuir ? Et pourquoi, ensuite, devient-il impossible de revenir pleinement dans le lieu qu’on a quitté, dans ton quartier ? Je kifferais passer une semaine au quartier, à rigoler… Mais il y a quelque chose de trop tragique qui interdit d’y rester comme dans une maison de vacances, ou de se dire qu’on y retournera quand on aura des enfants parce que c’est là que sont les souvenirs d’enfance. L’expérience autour de laquelle je tourne, c’est cette double incapacité de revenir mais aussi de partir complètement. Tu pars d’un endroit, mais en même temps, tu n’en es jamais parti. Maintenant, tu ne peux plus y revenir, donc tu es entre ces deux lieux et un peu nulle part. Le fait de se dire « j’en suis parti et je n’arriverai plus jamais à vivre pleinement quelque part » est la tragédie d’une vie. C’est l’endroit de l’exil, de toutes ces migrations économiques ou sociales. Toutes ces questions reviennent à se dire « maintenant, je ne suis plus que nulle part ». Or me dire que je n’ai plus d’endroit, c’est douloureux.

 

Je kifferais passer une semaine au quartier, à rigoler… L’expérience autour de laquelle je tourne, c’est cette double incapacité de revenir mais aussi de partir complètement. Tu pars d’un endroit, mais en même temps, tu n’en es jamais parti. Maintenant, tu ne peux plus y revenir, donc tu es entre ces deux lieux et un peu nulle part.

Sébastien Kheroufi


Cette question de l’exil ne se limite pas à celles et ceux qui quittent l’Afrique, ou qui quittent la cité. Dans le chœur d’habitants que le spectacle réunit, certains me disent : « Moi, j’habitais en Bourgogne et je suis là. Maintenant, je ne serai plus jamais en Bourgogne et je ne serai jamais à Ivry. » Eux ont fait le chemin de quitter un milieu rural, extrêmement défavorisé, pour arriver dans un autre milieu social défavorisé que sont les quartiers et les grands ensembles. Comment raconter cette expérience-là ?

Mathieu Potte-Bonneville – Dans la scénographie du spectacle, les photographies ont une grande importance : à son entrée dans le Forum du Centre Pompidou, le public va découvrir ces immenses portraits en format Photomaton des habitant·es de Meudon-la-Forêt, où vous avez grandi. Pourquoi un tel parti-pris ?


Sébastien Kheroufi – Au point de départ, il y a la volonté de ne pas représenter un territoire ni par son architecture, ni par ses matériaux, mais par les gens qui l’habitent. Avec Léo Aupetit, le photographe qui réalise les photos, nous avons fait plusieurs essais, par exemple en mettant en avant la question du travail, en prenant en photo l’un de mes amis qui fait de la manutention… mais nous nous sommes aperçus que cela charriait beaucoup de fantasmes et de clichés. Cela nous dépassait et n’était pas forcément intéressant. D’où l’idée de se recentrer sur le portrait, et c’est Chloé Siganos, à la tête du service des spectales vivants, qui nous a orientés vers la photo d’identité, le Photomaton, dont les fenêtres rappellent des bâtiments. De là, est venue la question des noms de ces bâtiments, que nous avons intégrés à la scénographie – Robert Schuman, de Gaulle, ou le général Bugeaud… Que Sonia, une jeune femme algérienne, habite sur le square Bugeaud est fou, cela crée une confrontation avec l’histoire qui nous dépasse. Il y a tout cela dans ce projet de photographies, avec toujours ce même souci d’attaquer les clichés : au recto, les photographies sont pixelisées et deviennent floues lorsqu’on s’en approche ; jusqu’à ce qu’on découvre au verso, le portrait en 3 × 2,20 et que l’on se confronte à la personne elle-même.

 

Au point de départ, il y a la volonté de ne pas représenter un territoire ni par son architecture, ni par ses matériaux, mais par les gens qui l’habitent.

Sébastien Kheroufi


Mathieu Potte-Bonneville – Me frappent, dans votre démarche, la tension entre la dimension terriblement tragique de la pièce, et cette énergie, cet amour du collectif et des communautés vivantes qui en traverse la préparation, et que le spectacle rend sensible. Comment s’installe-t-on ainsi entre le désespoir et l’affirmation collective ?


Sébastien Kheroufi – C’est vrai que j’ai adoré, par exemple, la manière dont autour de cette question des photographies la discussion devenait collective : le projet n’était plus « mon » projet, mais s’élargissait au fil des conversations avec José Lopes, chef du service de la sécurité du Centre, ou avec le directeur technique Grégory Mortelette et le régisseur général Robin Viéville. Que ce projet nous dépasse, qu’il devienne notre projet, c’est magnifique. Et c’est une raison aussi de trouver du possible dans les institutions : pour moi, une institution où les gens sont en écoute permanente d’un univers artistique, de jeunes artistes, c’est un endroit d’éveil, et c'est tellement porteur d’espoir pour ma génération de se dire que les choses sont possibles ! En un sens, c’est la continuité de l’école de la République. Je me dis d’un coup que je n’ai été formé que par l’institution publique. Actuellement, je vais dans le théâtre public, et je n’oublie pas qu’un professeur de français, en quatrième, m’a empêché d’aller en prison pour enfants et a écrit une lettre à la juge ! Je n’ai pas envie d’être fataliste. Je viens d’un milieu tellement détruit que ce noir pur devient lumière.

 

Pour moi, une institution où les gens sont en écoute permanente d’un univers artistique, de jeunes artistes, c’est un endroit d’éveil, et c'est tellement porteur d’espoir pour ma génération de se dire que les choses sont possibles ! […] Je n’ai pas envie d’être fataliste. Je viens d’un milieu tellement détruit que ce noir pur devient lumière.

Sébastien Kheroufi


Dans le même temps oui : dans le travail, que c’est noir !  Lorsque dans les répétitions, nous avons fait la scène des adieux pour la première fois, je me suis dit que le spectacle était irrespirable – et j’en étais complètement soulagé parce que nous arrivions au degré zéro de l’abandon de l’humanité. Quand ils se disent « au revoir », tu te dis que le petit frère va « buter » sa fille, il va se « buter ». C’est un endroit où l’humanité est tant abandonnée, qu’il n’y a plus rien après. Il faut aller jusque là, parce que c’est là que convoquer la parole de Nova devient une nécessité. On mesure alors que la parole peut tuer, mais qu’elle peut sauver aussi. C’est là tout le génie de Peter : dans le même mouvement, il crée une parole qui détruit l’humanité et dans le souffle d’après, il donne de l’espoir à cette humanité par la parole, en reprenant les mêmes formes et les mêmes mots. C’est fou. Quand Casey arrive comme cela, avec toute cette rage, cette puissance et cette folie dont nous avons besoin, c’est comme la petite claque derrière le dos pour dire « tu as trop pleuré, allez, marche ! » ; comme quand un ami ou une amie vont mal, que tu es là pour écouter, pour recueillir et que tu dis, à un moment « lève-toi ! » Cela fait déjà trois semaines que cela va mal. Tu as déjà tout essayé et maintenant tu dis « allez, stop, on se lève et on avance ! » Nous en sommes là. ◼