Autour d'Alice Diop, la banlieue comme territoire de cinéma
« À quoi pourrait ressembler un film aujourd'hui sur les banlieues, qui est-ce qui jouerait le rôle principal ? Avec quoi on nourrirait son dialogue ? J'aimerais beaucoup voir ce film et j'aimerais bien que les gens considèrent que c'est leur travail presque élémentaire de le faire (...). Il y a une vraie difficulté imaginaire : ce qui n'a pas été vu n'est pas reconnu. »*
Ces interrogations de Serge Daney en 1992 l’indiquent : l’espace périphérique de la banlieue est longtemps resté à la marge des représentations cinématographiques. Longtemps le déséquilibre s’est creusé entre un excès de récits médiatiques produisant au gré des faits divers un imaginaire de la banlieue, et un manque de travail venant donner aux images figées un peu de mouvement, de profondeur, de durée.
Mais de plus en plus de cinéastes ont au fil des ans arpenté la banlieue : si le cinéma d’Alice Diop (Nous, 2021) peut apparaître aujourd’hui emblématique d’un renouveau, et si réunir aujourd’hui différents films autour de lui fait sens, c’est que celui-ci, s’il s’est toujours nourri du souci de rendre visible un territoire, a lui-même évolué et embrassé un spectre de plus en plus large.
Tourné suite à la mort des deux jeunes Zyed et Bouna en 2005, Clichy pour l’exemple constituait une réaction, avec pour moteur le désir d’opposer à la couverture médiatique des « violences urbaines » un état des lieux politique et social, un regard depuis l’intérieur de la banlieue. Ce geste poursuivait ainsi le travail d’auto-représentation des membres du collectif Mohamed qui à l’orée des années 1980 s’étaient emparé de caméras pour filmer leur cité de Vitry-sur-Seine et, en faisant entendre les voix des habitants, en donnant à voir un quotidien vivant fait de camaraderie, opposer au cliché du jeune « voyou » la conscience des mécanismes sociaux et urbains obstruant l’avenir.
Renverser le regard dominant : c’est encore le travail de Virgil Vernier qui avec son documentaire Kindertotenlieder (2021) s’empare des rushes du JT de TF1 au moment des émeutes de 2005, coupant le commentaire et remontant les images pour faire revenir à la surface une réalité filtrée. Mettre par exemple en miroir la blessure d’un CRS et les cartouches semées sur leur passage.
Renverser le regard dominant : c’est encore le travail de Virgil Vernier qui avec Kindertotenlieder s’empare des rushes du JT de TF1 au moment des émeutes de 2005.
Plan pour plan, œil pour œil. La formule pourrait résumer le premier geste salutaire des cinéastes. Mais il s’agit aussi d’émanciper le regard d’un champ lui-même circonscrit depuis l’extérieur, celui du « problème des banlieues », et de libérer dans le même mouvement les habitants de la réduction sociologique. C’est à cela que s’est attelée Alice Diop avec La Mort de Danton et Vers la tendresse (César du meilleur court métrage en 2017), qui, à travers l’ambition d’être acteur ou le rapport que l’on entretient à l’amour lorsqu’on est un jeune homme « de cité », font droit à des désirs et des problématiques nouvelles et révèlent l’intériorité des personnages tandis que l’image scrute les visages et inscrit les corps dans une temporalité quotidienne.
Un segment de Nous montre l’été dans une cité du Blanc-Mesnil, des jeux d’enfants, une discussion de jeunes filles, des jeunes garçons sur des transats au pied de leur tour : à l’encontre de l’image d’une existence passée dans l’ennui et la grisaille, Alice Diop produit celle d’une banlieue habitable, traversée de vécus et d’affects, comme l’ont également fait Dominique Cabrera dans Chronique d’une banlieue ordinaire (1992) et Régis Sauder avec J’ai aimé vivre là (2020). Il y a selon les termes d’Alice Diop « quelque chose de politique dans l’éloge de la banalité », une façon de subvertir en douceur un ordre des représentations en posant les existences communes comme étant dignes de regard, riches à qui sait voir.
À l’encontre de l’image d’une existence passée dans l’ennui et la grisaille, Alice Diop produit celle d’une banlieue habitable, traversée de vécus et d’affects.
Mais le travail des cinéastes consiste en bonne part à briser le carcan du « film de banlieue » sans pour autant occulter les lignes de forces et de fractures des espaces et des vies. C’est ce que fait Nous en croisant une réflexion personnelle d’Alice Diop sur son histoire familiale avec les existences et milieux rencontrés le long du RER B, faisant lever le politique à travers l’intime. « Je suis Soufiane Adel » : si Go Forth (2018) s’achève sur cette affirmation de l’identité de son réalisateur, il aura fallu passer avant par la parole d’une grand-mère algérienne arrivée en France dans les années 1950, par une alternance entre des plans extérieurs de Champigny-sur-Marne, des plans intérieurs du salon de cette grand-mère, et des archives tournées en Afrique subsaharienne, dans une volonté de tenir ensemble le proche et le lointain, le passé et le présent, l’immigration et le prolétariat. Filmé aux Mureaux, De cendres et de braises de Manon Ott et Gregory Cohen (2018) creuse aussi à travers les paroles et les portraits de personnages singuliers l’image d’une banlieue sociale, où rêves et désirs prennent la suite d’un passé de luttes ouvrières autour de l’usine Renault.
Regard chaleureux d’Alice Diop, mouvements aériens de Soufiane Adel, noir et blanc de Manon Ott et Gregory Cohen manifestent la volonté de déplacer le regard sur la banlieue en l’arrachant à l’injonction au social et à une esthétique naturaliste. Mais détacher le banal du naturalisme et travailler la présence pour faire émerger une épaisseur politique et existentielle, voilà au fond des gestes communs au documentaire et à la fiction, par quoi ils deviennent autre chose que des outils au service d’un sujet et déplacent le scénario du film de banlieue.
Détacher le banal du naturalisme et travailler la présence pour faire émerger une épaisseur politique et existentielle, voilà au fond des gestes communs au documentaire et à la fiction.
Rabah Ameur-Zaïmeche marque un jalon en réalisant Wesh wesh qu’est-ce qui se passe ? (2001) et Dernier maquis (2008). La description que propose ce dernier d’une communauté ouvrière traversée et divisée par des enjeux où la religion se noue aux rapports de classe transforme une zone industrielle en petit théâtre politique, trouée de prosaïsme, d’échappées vers la nature mais aussi d’éclats plastiques. On trouve aussi dans 35 rhums de Claire Denis (2008) une manière de ne jamais sur-déterminer les personnages pour mieux les faire exister : en s’attachant à un petit groupe de voisinage, la cinéaste pèle les apparences de la routine pour découvrir derrière les portes et fenêtres d’un immeuble un écheveau de relations où percent la délicatesse et la noblesse, l’amour et la tragédie. On pense aussi à la manière dont Fanny Liatard et Jérémy Trouilh ont donné à la banlieue un tour céleste dans Gagarine (2021), transformant un immeuble en vaisseau spatial et un abattement en décollage.
Il y a des écueils symétriques, celui du cinéma qui « fait banlieue » en injectant du wesh dans ses dialogues, ou celui de la banlieue qui « fait cinéma » en recouvrant le béton d’un vernis formel ; celui d’un regard « positif » aplanissant les aspérités du réel comme celui d’un tragique condamnant d’avance ses personnages au prétexte du social. Plus que de ravaler une image comme la façade d’un immeuble, il s’agit d’inventer de nouvelles images et manières de circuler, de lier les espaces de manière à faire de la banlieue autre chose qu’un espace « à part », ciblé depuis l’autre côté du périphérique.
Plus que de ravaler une image comme la façade d’un immeuble, il s’agit d’inventer de nouvelles images et manières de circuler, de lier les espaces de manière à faire de la banlieue autre chose qu’un espace « à part », ciblé depuis l’autre côté du périphérique.
Rendre sensibles des énergies et des dignités attachées aux lieux, comme le fait le court métrage Les Splendides de Meryem-Bahia Arfaoui (2021), en filmant des jeunes femmes. Rendre sensible ce qu’une vie à d’empêchée d’être née trop loin de la tour Eiffel, comme le montrent Vers la tendresse aussi bien que De bas étage de Yassine Qnia (2020) qui, à travers son personnage vivant de casses effectués en zones industrielles, fait avant tout état de la frustration d’un homme qui ne trouve pas de juste place dans la société. Et en profite pour déplacer à son tour par une aspiration à la paternité l’image de la masculinité en banlieue, à rebours de l’imaginaire du gangster. Le problème de Mehdi n’est pas la démesure d’un Tony Montana dans Scarface, mais la mesure imposée : ne pas pouvoir payer un appartement et devoir vivre avec sa mère.
Le cinéma d’Alice Diop comme ceux d’autres cinéastes contribuent à desserrer l’imaginaire, à le rendre moins uniforme. Car s’il est parfois urgent d’opposer un contrechamp aux représentations médiatiques, il est également vital de reconnaître une diversité en liant sans cesse les images les unes aux autres : les images qui témoignent de résistances et de désirs d’émancipation, celles qui s’orientent vers la tendresse et montrent qu’en banlieue aussi « l’amour existe ». Œil pour œil : cela peut être la tension entre l’arme du policier et le cocktail molotov du jeune à la fin des Misérables de Ladj Ly (2019). Cela peut aussi être, comme dans Nous, la mise en rapport à travers le montage d’un sans-papier et de royalistes, d’une infirmière et de chasseurs à courre : dans la distance entre les uns et les autres, l’échange d’un regard. ◼
* in « Trafic au Jeu de Paume », La Maison cinéma et le monde 4, POL.
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Nous, d'Alice Diop (2021)
© Sarah Bluhm