Casey, à l'intersection du rock et du rap
La franchise s’impose : on n’en menait pas large avant d’interviewer Casey. Les raisons sont multiples. Il y a sa longévité créative ; l’artiste compose, enregistre et se produit sur scène, depuis la première moitié des années 1990, c’est-à-dire depuis la naissance du rap français. Il y a aussi sa culture musicale ; intarissable au sujet des grands classiques du hip-hop américain, elle cite en référence des formations de métal (Metallica), de fusion (Asian Dub Foundation) et de zouk (Kassav’). Il y a également la puissance de son flow ; portée par l’énergie du rap et du rock, la colère froide qui transparaît sur ces titres nous laisse K.O. Et enfin, il y a aussi son discours politique ; Casey déconstruit habilement la case « artiste féministe et engagée » dans laquelle on aimerait la figer, ce qui ne l’empêche pas de traiter, dans ses morceaux, des violences policières, du colonialisme et des inégalités en tout genre. Rencontre électrique.
Les origines : Rouen, le 93 et la Martinique
« En France, l’origine est une question difficile pour celui qui n’est pas blanc ; je suis noire de peau, alors il vous faut savoir d’où je viens, absolument. C’est ce que j’entends, moi, en tout cas. Quand un journaliste m’interroge sur ces sujets, j’essaie toujours de comprendre d’où on me parle, et ce qui se loge derrière cette question ; une forme de racisme, conscientisée ou pas, ou de la simple curiosité. Puisque vous axez votre interview sur la musique, je vous répondrai que j’ai une triple origine. J’ai grandi à Rouen, en Normandie, jusqu’à mes douze ans ; une ville moyen-âgeuse, recouverte par la brume et mouillée par la bruine, avec une architecture gothique et un taux d’ensoleillement quasi inexistant. Quel impact a eu cette ville sur mon travail ? Difficile à dire. Sa grisaille peut-être, a façonné mon imaginaire… À voir. Ensuite il y a le 9-3. Un département très gris, lui aussi. J’ai déménagé à l’adolescence en Seine-Saint-Denis. Et j’habite toujours au Blanc-Mesnil. C’est ici que j’ai fait mes gammes, réalisé mes premiers micros ouverts et monté mes premiers groupes. Évidemment, je suis marquée par le son de cette scène-là : sa nervosité, sa rugosité et sa puissance. C’est à l’image du département… Et enfin, il y a la Martinique, là où plongent mes racines. À la maison, nous écoutions la musique des Caraïbes avec toute sa richesse, le compas d’Haïti, la salsa de Cuba, la soca de Trinidad, le reggae de Jamaïque. Je suis tout ça en même temps : le fruit d’un long cheminement. »
La musique : entre rap et rock
« Je viens du rap. C’est ma culture. Et malgré toutes mes influences, je ne pense pas avoir jamais fait autre chose que du rap. J’ai grandi avec les disques de Public Enemy et Run-DMC, deux groupes new-yorkais formés au début des années 1980. C’était ma porte d’entrée. J’ai été immédiatement fascinée par l’irruption des nouveaux codes. En France, à l’époque, le hip-hop n’existait pas. Il a fallu attendre la fin de la décennie avant d’entendre du vrai rap français. On peut rendre hommage à Radio Nova, et son émission Deenastyle (du DJ Dee Nasty, ndlr), pour avoir diffusé les premiers morceaux. C'était une révolution. »
J’ai toujours été attirée par le rock, dès l’adolescence. J’y trouvais de nombreux points communs avec le rap : quelque chose de direct, de frontal, d’évident.
Casey
Mais en même temps, j’ai toujours été attirée par le rock, dès l’adolescence. J’y trouvais de nombreux points communs avec le rap : quelque chose de direct, de frontal, d’évident. En France, les deux styles sont très clivés. Mais, au fond, tout ça prend racine dans les champs de coton, avec le blues. Je me suis mise à écouter un peu de métal. Il y avait le Black Album de Metallica, sorti en 1991, et les premiers enregistrements de Sepultura… Et beaucoup de formations de fusion, comme les Anglais d'Asian Dub Foundation ou les Californiens de Rage Against the Machine. Avec le groupe Ausgang que j’ai créé avec Marc Sens, ManuSound et Sonny Troupé, j’ai eu envie de mélanger les genres à mon tour, ce qui a donné l’album Gangrène, paru en 2020*. J’ai toujours trouvé que les riffs de guitare et le flow du rap se mêlaient bien, comme s’ils étaient faits l’un pour l’autre. »
L’objectif : la justesse du point de vue
« On perçoit souvent ma musique comme une musique colérique. Et c’est un contresens, à mon avis. Certes, il y a la nervosité, propre au rap et au rock, qui s’entend sur tous les albums. Certes, il y a les sujets que je traite dans mes chansons, à commencer par les inégalités sociales, les violences policières et le colonialisme, évidemment, qui, quoi que je fasse, me catégorisent comme artiste engagée… Et donc une artiste en colère. Mais je ne supporte pas que l’on m’enferme dans ce registre-là. J’y vois une manière d’infantiliser mon propos. Il y a quelque chose de très condescendant à s’arrêter à la colère. Comme si je ne serais pas — ou nous ne serions pas, nous autres, les colériques — capables de tenir des discours rationnels, précis, argumentés… L’étiquette est une façon de nous délégitimer. Je pense plutôt témoigner d’un point de vue, celui d’une femme noire d’origine martiniquaise en l’occurrence, le plus justement possible, en rendant compte de tous les endroits où la domination s’exerce. »
Je pense témoigner d’un point de vue, celui d’une femme noire d’origine martiniquaise en l’occurrence, le plus justement possible, en rendant compte de tous les endroits où la domination s’exerce.
Casey
Les collaborations : un électron libre bien entouré
« J’ai toujours conçu la musique comme un échange. Depuis mes débuts, j’apprends à me laisser guider par les rencontres, à rester ouverte, le plus possible. J’y vois la seule façon de bien vieillir musicalement. C’est, par exemple, écouter avec curiosité les disques du voisin de classe, quand bien même ils n’ont rien à voir avec ma culture. C’est remettre en question les habitudes de composition, au contact avec des musiciens d’horizons différents. C’est témoigner un intérêt pour les sons des jeunes générations. Au fil des années, j’ai rappé sur de nombreux morceaux au sein de plusieurs collectifs : Ausgang, Zone Libre, Asocial Club… Et j’espère continuer à tracer un chemin singulier, entourée par des artistes qui m’inspirent. »
La scène : la vraie prise de risque
« Au fond, le studio ne m’intéresse pas ; on peut tricher avec les machines, recommencer à l’infini, prendre un temps fou pour arriver à une bonne prise. La scène reste le seul endroit où la prise de risque a lieu. Tout peut arriver. Il n’y a pas d’artifice. On est dans le spectacle vivant… Vraiment vivant. Le retour d’énergie par le public est la plus belle chose qui soit.
La scène reste le seul endroit où la prise de risque a lieu. Tout peut arriver. Il n’y a pas d’artifice.
Casey
Un concert, comme celui que je vais donner au festival Les Femmes s’en mêlent se prépare et se répète beaucoup, surtout lorsqu’on joue avec des instrumentistes comme ceux de Ausgang. J’y vois la finalité du travail. J’ai fait un peu de théâtre aussi, à titre expérimental. Il y a eu Timon d’Athènes (Shakespeare and Slam), de Razerka Ben Sadia-Lavant. Et récemment, j’ai participé au spectacle Viril, une création du metteur en scène David Bobée, avec Virginie Despentes et Béatrice Dalle. J’ai lu des textes, magnifiques, ce qui m’a permis de découvrir ce monde que je ne connais pas. »
Je ne me revendique pas comme une féministe à proprement parler. Encore une fois, puisque je fais du rap, on m’attend toujours au tournant avec la question du militantisme, on aimerait me voir la main gantée, le poing levé.
Casey
Le féminisme : un engagement qui va de soi
« Je ne me revendique pas comme une féministe à proprement parler. Encore une fois, puisque je fais du rap, on m’attend toujours au tournant avec la question du militantisme, on aimerait me voir la main gantée, le poing levé. Mais je n’ai pas d’histoire choc à raconter. Pas de slogan efficace à scander. Je ne considère même pas ma position comme politique. Je suis pour l’égalité homme-femme. Je suis pour l’égalité tout court d’ailleurs. C’est tout. Et cela va de soi pour moi. » ◼
Gangrène, d’Ausgang, disponible chez Aparté/Baco Records.
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Photo © Edwige Hamben