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Le jour où... Andy Warhol et Marcel Duchamp ont pris leurs quartiers à Aubervilliers

Marcel Duchamp, Piet Mondrian, Savador Dalí, Joseph Beuys… Il y a vingt ans, en 2004, tous ces chefs-d'œuvre du Centre Pompidou ont pris la route d'Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, pour y être exposés au cœur du quartier du Landy. Une initiative de l'artiste suisse Thomas Hirschhorn, à l'invitation des Laboratoires d'Aubervilliers, où volets artistique et social s'entremêlent. Retour avec les principaux intéressés sur l'incroyable aventure collective et généreuse que fut le musée précaire Albinet.

± 5 min

À l’été 2004, l’artiste suisse Thomas Hirschhorn proposait un projet radical et inédit, énoncé dès 2002 : installer un musée au cœur du quartier du Landy, à Aubervilliers, en banlieue nord de Paris. Un véritable défi ! « J’étais là en voisin, les habitants venaient souvent me voir, l’idée est venue en discutant avec Malik Khouidrat, un éducateur », raconte l’artiste suisse, vingt ans plus tard, sur le court chemin qui nous mène de son immense atelier au city stade ayant succédé au terrain vague d’il y a vingt ans. Quant à la barre d’immeubles de la rue Albinet, elle n’a pas bougé. Les plans d’urbanisme se succédant, elle est dorénavant coupée en deux pour offrir une perspective sur le canal de l’Ourcq, et casser la monotonie austère du béton.

Huit semaines durant (douze en incluant la construction et le démontage), au cours de huit expositions distinctes, le musée précaire Albinet a rythmé la vie du quartier. Il a non seulement proposé la découverte d’œuvres et d’artistes emblématiques de la collection du Centre Pompidou, partageant une vision utopique, mais aussi une véritable expérience de démocratisation culturelle ; Alberto Giacometti, Piet Mondrian, Fernand Léger, Le Corbusier, Marcel Duchamp, Joseph Beuys, Andy Warhol et Kazimir Malevitch accessibles à toutes et tous, ainsi qu’un riche programme de conférences, de lectures et de débats réunissant les voix les plus prestigieuses de l’époque (Camille Laurens, Tiphaine Samoyault, Leila Shahid…). « Je travaille pour un public non exclusif, pour lequel l’art n’est pas un centre d’intérêt », affirme l’artiste qui ne peut envisager son travail sans un engagement complet de sa personne.

 

Je travaille pour un public non exclusif, pour lequel l’art n’est pas un centre d’intérêt.

Thomas Hirschhorn

 

Si le projet, dès sa genèse, est réalisé en étroite collaboration avec les travailleurs sociaux de la municipalité, à l'invitation d'Yvane Chapuis, alors co-directrice des Laboratoires d’Aubervilliers et le Centre Pompidou, rien n’aurait été possible sans les habitant·e·s qui, de spectateurs, deviennent pleinement acteurs. Chaque phase du projet a été réalisée lors d’ateliers et de rencontres plaçant l’échange humain en leur cœur ; car ce sont bien les habitant·e·s qui ont construit le musée précaire, formés en amont par le Centre Pompidou à la sécurité des œuvres, à leur transport et à la médiation.

Impliqué activement dans toutes les phases, tout le quartier était réuni autour de cette idée généreuse que la rencontre individuelle avec l’œuvre d’art peut changer la vie, principe qui gouverne depuis ses débuts le travail de Thomas Hirschhorn. « Ce que j'essaye de faire, ce que j'ai essayé de faire [avec le musée précaire Albinet], c'est un acte contemporain et concret de collage entre l'utopie et la réalité », dit-il. « Mon plus beau souvenir, poursuit-il, c’est lorsque les habitants ont accepté de patienter six mois supplémentaires pour avoir les œuvres originales. Ça a créé une énorme dynamique qui nous a aidés à persuader le Centre Pompidou de nous accorder les prêts promis. »

 

Ce que j'ai essayé de faire, c'est un acte contemporain et concret de collage entre l'utopie et la réalité.

Thomas Hirschhorn

 

Ni reproduction ni même travaux secondaires, non, de vrais chefs-d’œuvre devant lesquels se pressaient gamins du quartier et amateurs d’art comme à la kermesse, tandis que d’autres participaient à des ateliers d’écriture ou de peinture, dans d’agréables effluves de grillades.

Dès le début, le musée précaire rencontre un vif succès. Ce n’est pas Xavier Isaia qui prétendra le contraire. Poussé par la curiosité et « parce que, dit-il, ça bousculait les stéréotypes sur la banlieue », celui qui n’est alors qu’un jeune homme de 25 ans, diplômé d’un BEP de mécanique auto et dont la famille est installée au quartier du Landy depuis 1948, renonce à un CDI pour se lancer dans l’aventure. Il devient l’homme à tout faire du musée, régnant en maître sur les quatre espaces distincts implantés sur le terrain vague ; un préfabriqué pour accueillir les œuvres en toute sécurité, une bibliothèque, un atelier et l’indispensable buvette, où sa mère, aux côtés d’autres femmes comme Rokia Niakate ou Nana Haidara, pour ne citer qu’elles, a régalé le quartier.

 

 

Aujourd’hui, vingt ans plus tard, Xavier est régisseur principal des réserves, responsable de la réserve transit du Centre Pompidou. « La première fois que je me suis retrouvé face à l’œuvre de Marcel Duchamp au musée précaire, je n’y ai vu qu’un tabouret surmonté d’une potence de biclard. – Il en sourit. – Aujourd’hui, quand on me parle d’un soulèvement, ou d’un enfoncement sur un tableau, je sais de quoi on cause », se remémore le quadra au deuxième sous-sol du Centre Pompidou, non loin de la maquette du musée précaire réalisée par Thomas Hirschhorn et récemment entrée en collection. Il y figure d’ailleurs en photo, avec quelques années en moins, mais toujours animé de la même énergie. Pour Thomas Hirschhorn, Xavier, qu’il voit encore régulièrement, serait un peu une success story. Mais il y en a eu d’autres ; Sory Diarassouba qui a suivi un apprentissage d’encadreur, Sheck Tavares qui est devenu l’assistant de l'artiste… ou toutes celles et ceux qui, l’espace d’un instant, ont pu partager un moment convivial à la buvette, filer un coup de main, ou qui ont réalisé que l’art est à tout le monde, que la collection du Centre Pompidou est aussi la leur.

 

L'art peut et doit impliquer tout le monde, partout et à tout moment.

Thomas Hirschhorn

 

La fragilité des infrastructures temporaires du musée (construit avec des bâches, des palettes, du bois…) défiait les conventions muséales classiques, tout en renvoyant directement aux conditions de vie des habitant·e·s comme à leur marginalisation culturelle. Un lieu précaire, donc, dans un environnement également considéré comme tel. Cette précarité, soulignant paradoxalement l’importance des œuvres montrées, affirmait avec force que l’art, pour faire mouche, n’a nul besoin de monumental ni de sacré – il peut s’épanouir pleinement dans des conditions modestes. « L'art peut et doit impliquer tout le monde, partout et à tout moment », assure l’artiste avant d’ajouter : « Le musée précaire Albinet est aussi une critique des modes de prêts traditionnels des musées. Pourquoi toujours prêter des œuvres d'art aux grands musées ou aux fondations privées dans le monde entier, au centre des grandes villes, et non là où les gens habitent, en banlieue par exemple ? »

De précaire, cette expérience artistique n'a que le nom. Hors norme, elle s'inscrit dans une volonté sociale de réinvention de l'art et des musées, et elle est parvenue à rester dans la mémoire de celles et ceux qui y sont venus, posant des questions essentielles sur l’accès à la culture et le rôle de l’art comme facteur d'émancipation. Peut-il être un vecteur d’intégration sociale ? Vingt ans plus tard, à l’endroit précis où se trouvait le musée précaire, un week-end de célébration organisé par les mêmes protagonistes, avec Thomas Hirshhorn en chef d’orchestre, permettra peut-être de répondre à ces questions. Pour l’occasion, le Carré noir de Kasimir Malévitch, qui n’avait pu être de la fête en 2004, sera même présenté au cœur du quartier. ◼