Le jour où... NTM et les pionniers du rap ont enregistré au Centre Pompidou
Août 1989. Dans la nuit d’un Paris désert, un petit groupe se retrouve au pied de l’église Saint-Merri, près de la fontaine Stravinsky et des « nanas » de Niki de Saint-Phalle. Ce soir, ils ont rendez-vous à l’Ircam, en face du Centre Pompidou. C’est la première fois qu’ils mettent les pieds dans les studios de Pierre Boulez, le fondateur de l’Institut de recherche et de coordination acoustique/musique. D’ailleurs, ils ne savent même pas qui c’est. Leur truc à eux, c’est le hip-hop. Solo et Rockin’Squat, la petite vingtaine, forment depuis quelques années déjà le duo Assassin. Graffeurs, danseurs, rappeurs, ils sont connus sur la scène parisienne, notamment grâce à des concerts survoltés au Palace ou au Globo. De vraies stars montantes. Pourtant, ni l'un ni l'autre n'a encore enregistré de manière professionnelle. C'est ce soir-là qu'ils viennent graver « La formule secrète », un titre uppercut qu’ils peaufinent depuis un bon moment. Mais ils ne sont pas les seuls. Depuis des semaines, chaque nuit de cet été 1989, c’est le même manège. Introduits discrètement dans l’enceinte de l’Ircam (la légende veut que ce soit par le monte-charge), ce sont Kool Shen et JoeyStarr de NTM, Daddy Yod, ou encore Tonton David, qui viennent enregistrer. De ces sessions semi-clandestines sortira Rapattitude, sorte de précipité de la bouillonnante scène hip-hop hexagonale. Une compilation qui marquera l’histoire du rap français – et se vendra à cent mille exemplaires.
Pierre Boulez le jour, les NTM la nuit, c’était extraordinaire. Pour moi, c’était un rêve.
Benny Malapa, producteur de Rapattitude
« Pierre Boulez le jour, les NTM la nuit, c’était extraordinaire. Pour moi, c’était un rêve. » Ainsi parle Benny Malapa, l’homme par lequel tout est arrivé. Aujourd’hui retiré des affaires musicales, ce grand gaillard de 70 ans est un pionnier. Et le discret producteur de Rapattitude. Travailleur social dans le civil, il suit les premiers pas de la culture hip-hop en France. Après un documentaire dédié aux nuits parisiennes (Paris Black Night), il entreprend de produire un disque qui réunirait les talents émergents de la scène locale. « À l’époque, le rap, c’est Paris », résume Benny Malapa.
Depuis le mitan des années 1980, un vent nouveau souffle en effet sur la capitale. La culture hip-hop, née dans le ghetto du Bronx à New York à la fin des années 1970, a enfin traversé l'Atlantique. Graffiti, breakdance et rap sont les trois disciplines d'un mouvement dont l'esprit novateur va balayer la France à la papa. À Paris, c'est sur l’esplanade du Trocadéro que les meilleurs breakdancers se retrouvent pour enchaîner les mouvements et se défier dans des battles épiques. Solo, jeune danseur et bientôt membre du groupe Assassin, est de ceux-là. C’est même l’un des meilleurs. Avec son crew, les Paris City Breakers, il fait des étincelles. Repéré, le voilà engagé en 1984 dans H.I.P.H.O.P, première émission grand public consacrée à la culture rap en France, animée par Sidney (sur TF1, elle ne durera qu'un an, ndlr). Mais c’est à la Chapelle, dans le nord de la capitale, que se trouve l’épicentre de cette nouvelle culture. Chaque week-end, des dizaines de jeunes se retrouvent sur un terrain vague pour des soirées clandestines, menées par l’un des parrains du mouvement, le DJ Dee Nasty — celui-là même qui enflammera le Globo pour les soirées « Chez Roger Boîte Funk ».
Au pied de la ligne 2 du métro aérien, entre des fresques signées Mode 2 ou Bando, on croise entre autres Mathias Cassel (d'Assassin) et son frère Vincent, et les futures stars du genre, Kool Shen et JoeyStarr.
Au pied de la ligne 2 du métro aérien, entre des fresques signées Mode 2 ou Bando, on croise entre autres Mathias Cassel (d'Assassin) et son frère Vincent, et les futures stars du genre, Kool Shen et JoeyStarr. Les deux membres du Suprême NTM, dont la petite notoriété commence à dépasser les frontières du code postal de Saint-Denis, évoqueront d'ailleurs en 1995 dans le titre « Tout n’est pas si facile », « Les premières heures du terrain vague de la Chapelle ».
La Chapelle, le « Troca », les soirées open mic de Dee Nasty sur Radio Nova (le fameux « Deenastyle ») : autant de morceaux de bravoure du rap français évoqués dans la récente mini-série Le Monde de demain (Arte/Netflix). Pourtant, dans ce récit validé par les principaux protagonistes (les NTM et Dee Nasty ont eu un droit de regard), l'épisode fondateur de Rapattitude n'est pas évoqué. À peine voit-on JoeyStarr raconter que le groupe a enfin enregistré son tout premier titre. Il s'agit de « Je rap », gravé cet été 1989 à l'Ircam. Benny Malapa précise : « Personne n’avait conscience de faire un truc qui allait marquer. Le rap n'intéressait pas encore les maisons de disques. » Dee Nasty, qui lui aussi figure sur Rapattitude (son titre « Funk a Size », a été enregistré dans son home studio, ndlr), raconte : « Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’à l’époque, il n’y avait pas d’album de rap français. Moi, j’avais autoproduit le mien, Paname City Rapin’ en 1984, mais sinon il n’y avait rien ! »
Mais comment la jeune scène rap française s’est-elle retrouvée à enregistrer à l’Ircam ? Un peu par hasard, si l’on en croit le producteur : « Je cherchais un ingénieur du son, et on me parle d’un certain Laurent Vantau. Objecteur de conscience, il fait son service civil là-bas. C’était avant le téléphone portable, alors je mets un mois à le trouver… ». Frank Madlener, l'actuel directeur de l'Ircam, lui, tient à redire l'ouverture d'esprit de l'institution : « Pierre Boulez avait une vraie passion pour la vitalité, quels que soient les styles. N'oublions pas qu'il a travaillé avec Frank Zappa ! A l'Ircam, il y a tout une vie souterraine, c'est un lieu de recherche, avec l'esprit d'une fabrique. C'est l'endroit où les choses les plus inattendues arrivent. »
Dans l'antre de l’Ircam, ouvert 24 heures sur 24 aux professionnels, Benny Malapa découvre bientôt, ébahi, des studios d'avant-garde : « Là, je me dis qu’on ne va pas faire une maquette, mais carrément un disque ! » Solo, d’Assassin, a lui aussi été marqué par l’abondance de matériel hi-tech : « On a traversé de grands espaces, avec des studios en enfilade, et là, des dizaines de consoles SSL de premier plan, des Roland 808, j’étais fasciné ! On nous a donné rendez-vous, et on a passé deux nuits à enregistrer. Mathias avait déjà les lyrics, je suis venu avec des samples, épaulé par un ami ingénieur du son. » Solo ne croise pas les autres artistes, même pas JoeyStarr et Kool Shen, qu’il connaît bien. Dans son autobiographie, Mauvaise réputation (Flammarion, 2006), JoeyStarr raconte ses nuits à l'Ircam : « Le soir, quand tout le monde est parti, nous venons faire des prises. Certains studios sont assez immenses pour accueillir un orchestre symphonique. Comme nous venons de nuit, nous ne voyons rien, tout est éteint. Le gardien fait sa ronde, passe. C'est le moment. Nous entrons avec notre pote et nous cavalons dans le noir dans les immenses couloirs jusqu'au studio. Nous répétons l'opération deux nuits de suite pour graver le titre “Je rap”. »
Comme nous venons de nuit, nous ne voyons rien, tout est éteint. Le gardien fait sa ronde, passe. C'est le moment. Nous entrons avec notre pote et nous cavalons dans le noir dans les immenses couloirs jusqu'au studio.
JoeyStarr
Benny Malapa tient à préciser que toutes les autorisations avaient été demandées pour ces sessions nocturnes : « Laurent avait l'aval de son chef de service, et moi je gérais les flux et les listes. Pas de copain de copain, interdiction de fumer dans le studio, etc. » La réalité c'est qu'en plein mois d’août, tout le monde est parti en vacances — la nuit est à eux. Les enregistrements s’étirent durant tout le mois. Malapa joue les nounous : « J’étais au studio tous les soirs, je payais à manger à tout le monde, et puis quand ils avaient raté leur métro, je les emmenais en voiture au fin fond de la banlieue. » Mais quand du matériel disparaît, il menace d'effacer de la compile les responsables : « Des micros à 1 200 francs et un Sennheiser à une brique avaient été volés… Alors, je suis allé dans un magasin à Pigalle et j'ai tout racheté ! » Une fois les dix titres dans la boîte, le travail n’est pourtant pas terminé. « Rapattitude, c’est un peu comme dans la Bible, quarante jours et quarante nuits, plaisante le producteur. On a repris en hiver, parce qu’il y avait des trucs qui n’allaient pas. » Et puis début 1990, l'ensemble des titres est mixé au studio son qui se trouve dans les sous-sols du Centre Pompidou.
Rapattitude est un instantané de la culture rap française, un beau projet qui a montré les talents et les styles variés de cette période.
Dee Nasty
Rapattitude sort en mai 1990, sur Labelle Noire, sous licence avec Virgin. Pour la pochette, la maison de disques fait appel à Jean-Baptiste Mondino, photographe de mode « branché », comme on disait à l'époque. Le lettrage est signé Mode 2, l'un des principaux artistes du mouvement graffiti. Le disque va vite fonctionner comme un catalyseur de carrière pour certains (pas tous). Le titre « Peuples du monde », de Tonton David (décédé en 2021, ndlr), devient même un tube, avec un clip réalisé par Mathieu Kassovitz. Les NTM jouent les têtes de pont du mouvement. En 1990, alors qu’ils n’ont toujours pas signé en maison de disques, les voilà sur Canal +, dans l’émission « Mon Zénith à moi », invités par Nina Hagen. La chanteuse allemande est l’une des fans de la première heure du duo (et accessoirement la petite amie de leur manager, Franck Chevalier, attaché de presse chez Jean-Paul Gaultier). Sur le plateau de Michel Denisot, ils interprètent « Je rap » — le fameux titre enregistré à l’Ircam. Pour le parrain Dee Nasty, l’impact de Rapattitude reste énorme : « C’est un instantané de la culture rap française, un beau projet qui a montré les talents et les styles variés de cette période. Évidemment, personne n’avait de plan de carrière à l’époque ! » Au printemps 1990, les NTM signent chez Epic. L’histoire du rap français ne fait que commencer. ◼
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Au centre, Solo (du groupe Assassin), à droite JoeyStarr et Kool Shen lors d'une soirée au Globo, Paris, 1988
Photo © Yoshi Omori