20 ans après, l'histoire secrète de l’ultime défilé d'Yves Saint Laurent
Mardi 22 janvier 2002, 18 h. Il fait froid ce soir-là sur la Piazza, la grande place devant le Centre Pompidou. Sur la façade, la signature d’Yves Saint Laurent scintille, en lettres géantes de néons blancs. Massée devant le bâtiment et ses conduits tubulaires, une foule immense attend, impatiente, le début du show qui va être retransmis sur deux écrans géants. Mustapha Bouhayati est de ceux-là. Le futur directeur de la Fondation Luma à Arles (alors au service des relations publiques du Centre Pompidou), se souvient d'une ambiance « électrique » : « c'était l'un des premiers moments où l'art et le mode se rencontraient, comme un passage de témoin d'une époque à une autre ». L'instant est en effet historique. Après quarante ans de créations qui ont révolutionné la mode et libéré la femme, le dernier roi de la couture s’apprête à tirer sa révérence avec un défilé qui remonte le temps. Pour l’occasion, le tout-Paris est convié. Dominique Deroche, directrice de la presse de la maison Yves Saint Laurent se souvient de l'effervescence qui s'est emparé de son bureau quelques semaines avant l'événement : « Le téléphone n'arrêtait pas de sonner, tout le monde voulait venir ! Nous avions deux mille cartons d’invitation, et certains ont mystérieusement disparu de mon bureau ! ». Le tapis rouge et ses arches roses, installés sur la Piazza, donnent à l’ensemble des airs de Festival de Cannes en plein hiver. Les premières stars font leur apparition. Jeanne Moreau, Anouk Aimée. On aperçoit aussi Edmonde-Charles Roux, Jean-Paul Gaultier, Vivienne Westwood, Kenzo Takada, ou dans un autre genre, Salman Rushdie. Les badauds dégainent leur appareil photo ou empoignent leur caméscope.
Massée devant le bâtiment et ses conduits tubulaires, une foule immense attend, impatiente, le début du show qui va être retransmis sur deux écrans géants.
Dans la foule, il se chuchote que la légende Lauren Bacall devrait faire son apparition, tout comme Grace Jones ou Bianca Jagger. On attend l’ancienne secrétaire d’État à la condition féminine Françoise Giroud, Danielle Mitterrand ou encore Bernadette Chirac. Claude Pompidou, la veuve du Président est là. 19 heures, les portes se referment. Sur le parvis, la foule des anonymes est fébrile.
Le Centre Pompidou, un écrin VIP pour YSL
À 19 h 15 résonnent les premières notes électriques de Satisfaction des Rolling Stones. Applaudissements nourris sur la Piazza. À l’intérieur, dans un Forum transfiguré et transformé en écrin, le podium égrène quelque trois cents looks, de la robe Mondrian (1965) à la mythique saharienne (1967) en passant par les smokings masculin-féminin, la fameuse collection « Libération » qui fit scandale en 1971, la blouse roumaine directement inspirée par la toile d'Henri Matisse (conservée au Musée), ou la robe aux seins pointus inspirée par la sculpture hommage à Joséphine Baker d’Alexander Calder. La voix d’Yves Saint Laurent, un « questionnaire à la Proust » enregistré à l’occasion de l’émission « Dim Dam Dom » dans les années 1960, résonne. Sur le catwalk blanc, les plus grands tops du moment, Naomi Campbell, Carla Bruni, Claudia Schiffer, ainsi que les amies de Saint Laurent, comme Jerry Hall, égérie des campagnes pour le parfum Opium dans les années 1970. Au premier rang, un parterre de stars et de clientes VIP. Dominique Deroche : « Monsieur Bergé était bien plus mondain que moi ! Chaque jour de la préparation du défilé, il venait vérifier le placement des invité(e)s ». Sont conviées aussi, cent quatre-vingts petites mains et ouvrières de la maison.
Le journaliste de mode Loïc Prigent était là également, assis au 33e rang, envoyé par le quotidien Libération pour couvrir le show avec son carnet de notes (il en fera un documentaire,Yves Saint Laurent, le dernier défilé). Il se souvient de l’émotion intense qui l’a saisi : « tout le monde pleurait, les gens étaient tétanisés ! ». Deux semaines plus tôt, le 7 janvier, lors d’une conférence de presse donnée avenue Marceau, le couturier avait annoncé son retrait définitif d’une scène mode sur laquelle il régnait depuis 1962 (date de sa première collection sous son propre nom, ndlr). Prigent : « Si certains ont parlé d’“enterrement de première classe” (Karl Lagerfeld, pour ne pas le citer, ndlr), ce défilé était plutôt un best-of de première classe, la diversité des collections était folle… C’était comme un juke-box qui balançait tube sur tube, comme un album de Diana Ross dont on connaît tous les morceaux ! ».
Si certains ont parlé d’“enterrement de première classe”, ce défilé c’était plutôt un best-of de première classe, la diversité des collections était folle… C’était comme un juke-box qui balançait tube sur tube, comme un album de Diana Ross dont on connaît tous les morceaux !
Le journaliste mode Loïc Prigent
Pendant plus d’une heure, la vie d’Yves Saint Laurent s’offre à voir en tableaux vivants. Guillaume Henry, aujourd'hui directeur artistique de la maison Patou est dans un coin, ébloui : « J'étais étudiant en mode, et je faisais partie des treize chanceux invités par Pierre Bergé, alors président de l'Institut français de la mode. Ce défilé fut un vrai choc ! Le final avec les smokings, Saint Laurent montant sur scène, chancelant... C'était difficile, mais tellement puissant. ». Dans une allée, Dominique Deroche, pleure dans les bras de Jean-Paul Cauvin, l'agent de Laetitia Casta : « Mes nerfs ont lâché. C'était beau, naturel, fort, populaire, une vraie célébration ». Après le dernier passage des modèles, la voix de Catherine Deneuve entonnant le titre de Barbara Ma plus belle histoire d’amour emplit la pénombre. Du bout du podium, Yves Saint Laurent, les cheveux blonds semblables à une crinière de vieux lion, s’avance. Les mannequins le rejoignent, accompagnées de la toute jeune Laetitia Casta, qui reprend les couplets en duo avec Deneuve. Ovation. Dehors, les riverains du quartier Beaubourg sont à leurs fenêtres pour ne pas en perdre une miette.
C'était à la fois majestueux et très triste. Pour le public, ceux qui ne le connaissaient pas, c'était un spectacle somptueux, mais pour les autres, c'était un départ, cela marquait la fin de beaucoup de choses.
Catherine Deneuve
Jointe au téléphone, l'actrice se remémore ce moment avec émotion : « Monter sur scène et chanter m'a demandé un effort énorme... Ce défilé était à la fois majestueux et très triste. Pour le public, ceux qui ne le connaissaient pas, c'était un spectacle somptueux, mais pour les autres, c'était un départ, cela marquait la fin de beaucoup de choses. Monsieur Saint Laurent était déjà très fragilisé à ce moment-là. ». Après le show, le cercle restreint du couturier s'échappe pour un dîner : « Bien sûr il y avait le champagne, mais tout était recouvert d'un voile noir, comme un deuil. », ajoute Catherine Deneuve.
Résumer une vie de Saint Laurent
Vingt ans après, cet ultime show de Saint Laurent est resté dans les mémoires comme un moment suspendu. Pourtant, cela n’avait pas forcément bien commencé. Thierry Dreyfus, dont le métier est avec sa société Eyesight de mettre en scène les défilés des plus grands, a conçu cet événement. Il se souvient de sa première rencontre, glaciale, avec Pierre Bergé, l’éminence grise de la maison Saint Laurent : « vers la mi-décembre 2001, soit trois semaines seulement avant la date du défilé, je reçois un coup de fil d’un assistant, qui me dit que Monsieur Bergé veut me voir... On peut dire non au Président de la République, mais pas à Pierre Bergé ! Je l’avais déjà rencontré car j’avais travaillé avec Alber Elbaz (qui dessinait depuis 1998 la ligne Rive Gauche pour YSL, ndlr) et Hedi Slimane chez l’homme ». Au 5, avenue Marceau, Bergé reçoit donc Dreyfus. La poignée de main est fuyante, l’échange, rapide. Il lui donne pourtant carte blanche pour ce défilé, même si précise Dreyfus, « Monsieur Bergé a insisté pour que l’on passe le Turandot de Puccini en bande-son. C’est ce que j’ai fait, mais à la fin quand plus personne n’écoute… ».
Vers la mi-décembre 2001, soit trois semaines seulement avant la date du défilé, je reçois un coup de fil d’un assistant, qui me dit que Monsieur Bergé veut me voir… On peut dire non au Président de la République, mais pas à Pierre Bergé !
Thierry Dreyfus, le metteur en scène du défilé
Pour le reste, Thierry Dreyfus suit son instinct, et réussit à caser dans le show le Waiting for my Man, de Lou Reed. Pour lui, le défi est immense : « Comment on résume une vie de Saint Laurent ? ». Dès la fin de son entretien avec Bergé, le metteur en scène fonce à Beaubourg. Puis s’enferme une journée et une nuit pour dessiner. Premier objectif, s’emparer de l’espace fantastique que constitue le Forum. Pour Eyesight et les équipes, beaucoup de contraintes, un volume à « nettoyer » et un podium à monter. Dreyfus se souvient : « Les gens du Centre ont été compréhensifs, ils nous ont permis de commencer à monter des petits bouts du décor sans que cela ne gêne. On travaillait la nuit, quand le Musée était fermé ». Le metteur en scène confie la réalisation du mixage de la bande-son au producteur Henri Scars Struck, et la fabrication du néon soufflé XXL de la façade à un artisan verrier de Bastille. À peine une semaine avant le défilé, le metteur en scène comprend enfin que celui-ci sera le dernier de la carrière de Monsieur Saint Laurent, quarante ans après la création de sa maison de couture, en 1962. C’est un choc.
Une tranche de culture pop
Au début des années 2000, Jean-Pierre Biron était le directeur de la communication du Centre Pompidou. Il raconte : « Jamais le Centre Pompidou n’avait accueilli un défilé d’une telle ampleur. L’installation était complexe, cela nous a demandé des trésors de logistique. C’était très angoissant à organiser, mais ce fut un beau succès au retentissement mondial. Un événement important dans l’histoire du Centre. » Il rappelle aussi que si Pierre Bergé et Yves Saint Laurent avaient jeté leur dévolu sur Beaubourg, c’est parce qu’ils en étaient de grands mécènes. C’est par l’entremise de Jean-Jacques Aillagon, président du Centre Pompidou de 1996 à 2002, que le couple avait participé à hauteur de dix millions de francs à la restauration de certaines salles du Musée pendant sa fermeture à la fin des années 1990.
Jamais le Centre Pompidou n’avait accueilli un défilé d’une telle ampleur. L’installation était complexe, cela nous a demandé des trésors de logistique. C’était très angoissant à organiser, mais ce fut un beau succès au retentissement mondial. Un événement important dans l’histoire du Centre.
Jean-Pierre Biron, directeur de la communication en 2002
Pour Stéphanie Hussonnois, à l’époque chargée du mécénat, « il était clair que pour eux, c’était au Centre Pompidou que cela devait se passer. On avait le sentiment de faire partie d’un “mariage” très logique ». Bergé et Saint Laurent, on le sait, étaient de fervents collectionneurs d’art moderne, leurs chefs-d’œuvre, savamment exposés dans leur appartement privé rue de Babylone, à Paris. De sa passion, Yves Saint Laurent disait : « Mondrian, bien sûr, qui fut le premier que j’osai approcher en 1965 et dont la rigueur ne pouvait que me séduire, mais également Matisse, Braque, Picasso, Bonnard, Léger. Comment aurais-je pu résister au pop art, qui fut l’expression de ma jeunesse ? ». En février 2009, moins d’un an après le décès d’Yves Saint Laurent (le 1er juin 2008, ndlr), Pierre Bergé se séparera de son extraordinaire collection lors de la « vente du siècle », qui totalisera les 373,5 millions d’euros.
Retour au défilé. Stéphanie Hussonnois, venue faire parapher officiellement le contrat définitif de privatisation, « signé sur un coin du podium, une heure à peine avant le défilé ! » est finalement invitée à assister au show, « un moment absolument magique » raconte-t-elle avec émotion : « On avait vraiment le sentiment de vivre là un moment historique, une tranche de culture pop. Je me souviens de Grace Jones, fabuleuse, et aussi de Catherine Deneuve et Laetitia Casta soutenant presque physiquement un Saint Laurent affaibli. » Pour elle, une « bascule temporelle » est en marche. Il y aura un avant et un après ce show.
On avait vraiment le sentiment de vivre là un moment historique, une tranche de culture pop. Je me souviens de Grace Jones, fabuleuse, et aussi de Catherine Deneuve et Laetitia Casta soutenant presque physiquement un Saint Laurent affaibli.
Stéphanie Hussonnois, chargée du mécénat
Backstage, Thierry Dreyfus, dans l’adrénaline du défilé, règle les passages et les lumières, assisté de son associée Marie Méresse. Les backstages et les accès aux cabines des mannequins sont strictement contrôlés par la sécurité. Seuls des laisser-passer en métal, arborant le logo aux trois lettres entrelacées, permettent le all-access. En coulisses, Hedi Slimane, qui est aussi le directeur de la mode homme chez Saint Laurent, est l'un des rares à prendre des photos, « caché dans un coin » raconte Dreyfus. Des documents restés jusqu’à présent inédits. Bientôt 21 h 30. Après le passage des smokings, arrive le final du show. L’ambiance est électrique. Pierre Bergé ne sait pas que Thierry Dreyfus lui réserve une surprise (qu’il déteste) : la montée sur scène de Catherine Deneuve et Laetitia Casta, chantant en hommage à « Yves ». Une idée de Dominique Deroche et de Dreyfus lui-même. Deneuve est une grande amie du couturier ; Saint Laurent « adore » Casta, toute jeune mannequin. Quelques jours avant le défilé, dans un studio du 18e arrondissement, les deux vedettes étaient venues enregistrer la chanson, leurs voix mêlées au son d’un accordéon. Pourtant, un événement imprévu perturbe le final bien rôdé. Dreyfus : « Quand Bergé a vu apparaître Deneuve sur les écrans de contrôle, il m’a poussé violemment sur le côté. Il a alors attrapé Saint Laurent et l’a littéralement jeté sur scène ! ». Loïc Prigent : « Bergé en a beaucoup voulu à Dreyfus, car il voulait que Saint Laurent sorte seul à la fin. Dix ans après, il était encore en furie contre ça ! ». Et d'ajouter que voir Saint Laurent remonter seul le podium jusqu’à Deneuve fut pour lui une forme « d’apparition tragique ». À tel point que, comme le rapporte Le Monde, peu de temps avant de mourir en 2017, Pierre Bergé tempêtait encore contre « ce foutoir, où Yves s’est retrouvé seul sur scène, comme allant à l’échafaud ».
Après le show, Bergé m’a dit “tout le monde a aimé le défilé — sauf trois personnes”. Lorsque je lui ai demandé “qui ça ?“, il m’a dit “moi”. Et les autres, ai-je ajouté ? Ce à quoi il m’a répondu “je ne sais pas, mais je les trouverai !”
Thierry Dreyfus, metteur en scène du défilé
Une version que confirme le scénographe : « Après le show, Bergé m’a dit “tout le monde a aimé le défilé — sauf trois personnes”. Lorsque je lui ai demandé “qui ça ?”, il m’a dit “moi”. Et les autres, ai-je ajouté ? Ce à quoi il m’a répondu “je ne sais pas, mais je les trouverai !” ». Clap de fin, entouré des femmes de sa vie et de quarante ans de créations, Yves Saint Laurent tire ce soir-là avec maestria sa révérence au Centre Pompidou. Thierry Dreyfus recroisera le couturier quelques jours après seulement, dans le couloir de sa « maison », avenue Marceau : « Il m’a remercié. Quand je lui ai demandé ce qu’il allait faire désormais, sans l’industrie et les équipes autour de lui pour son art, il m’a regardé, la tête penchée, et dans un soupir, il m’a répondu simplement “Eh bien, je vais mourir”. » ◼
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La façade du Centre Pompidou illuminée pour l'ultime défilé du créateur Yves Saint Laurent, le 22 janvier 2002.
© AFP / Photo Jack Guez