Le coup de crayon sensible de Fanny Michaëlis
C’est à elle qu’on doit l’affiche de l’événement « La BD à tous les étages » ; « Lorsque je pense au Centre Pompidou, confie Fanny Michaëlis, me viennent un maillage, les manches à air sur la Piazza, une trame et des motifs, la Chenille… Tout ça structure d’emblée le projet. » À l'école supérieure des Beaux-Arts de Paris, où elle suivait l'atelier de François Boisrond, peintre de la figuration libre, la future illustratrice s’orientait d’abord vers la peinture. Le cursus classique d’une jeune étudiante. Mais son truc, c’était la narration ; c’est alors seulement qu’elle rejoint l’institut Saint-Luc à Bruxelles, capitale de la bande dessinée franco-belge. Ses professeurs ? Thierry van Hasselt, Dominique Goblet, Éric Lambé… tous auteurs chez Frémok, à l’avant-garde graphique et narrative du neuvième art. « Ils ont un point de vue très plastique sur la BD. Pour moi, c’était une bonne pioche ; des bédéastes et des plasticiens. » Il n’en fallait pas davantage pour lui confirmer qu’elle avait toute sa place dans l’écriture graphique.
Lorsque je pense au Centre Pompidou, me viennent un maillage, les manches à air sur la Piazza, une trame et des motifs, la Chenille…
Fanny Michaëlis
C’est chez Thierry Magnier qu’elle sort ses deux premiers albums ; Dans mon ventre (2014), puis Une Île (2015), un conte où s’entremêlent poésie et aventure, doublé d’un voyage écologique. Le Lait noir (2017), paru chez Cornélius, éditeur indépendant avec lequel elle collabore depuis 2011, est sa troisième bande dessinée. Puisant dans sa propre histoire familiale, l’autrice y raconte l’exode de Peter, Juif berlinois contraint de fuir son foyer pour survivre au nazisme. Peu de paroles, rien que le silence de la douleur, où se confrontent l’onirisme et le tragique – la douceur de son trait au crayon noir contraste avec la violence de l’exil et la répression.
Le crayon ; cet outil qui lui permet d’entamer le croquis, puis de le poursuivre, pour improviser la narration. « Ça me permet de revenir en arrière, de laisser des repentirs, d’ajuster. Le crayon me donne une certaine liberté. Intérieure, en tout cas. J’ai une pratique du noir et blanc très obsessionnelle. » Alors même que la bande dessinée implique de travailler suivant un découpage précis, Fanny Michaëlis cherche à aborder une planche dans sa continuité. « Je ne fais jamais de découpage à l’avance », concède-t-elle dans un large sourire. Un seul élan, presque un seul trait – de quoi laisser la place à une part d’improvisation et de permettre au mystère, à l’imaginaire d’advenir comme dans Avant mon père aussi était un enfant (2011).
Le crayon me permet de revenir en arrière, de laisser des repentirs, d’ajuster. Le crayon me donne une certaine liberté. Intérieure, en tout cas. J’ai une pratique du noir et blanc très obsessionnelle.
Fanny Michaëlis
C’est encore le crayon que l’on retrouve à l’origine de chacun des travaux de commande, pour la plupart en couleur, qu’elle livre depuis une dizaine d’années. Un crayonné d’abord, qui passe à la table lumineuse, puis un scan et une mise en couleur dans Photoshop. « Je n’ai pas d’affection particulière pour les outils numériques », confesse la jeune femme. La contrainte qu’impose l’image unique en termes de narration, qu’il s’agisse d’un dessin de presse ou d’une affiche, a libéré la couleur. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder l’affiche faite pour le Centre Pompidou, ou encore ces deux autres réalisées à l’occasion des jeux olympiques de Paris, où elle célèbre les combats d’Alice Milliat, l’une des plus grandes militantes pour la reconnaissance du sport féminin au début du 20e siècle.
Le crayon, c’est lui aussi qui transforme l’autrice de fiction en dessinatrice de presse. À ses débuts, un ami dessinateur lui aurait dit, pour taire ses angoisses : « Tu verras, c’est comme un muscle, ça s’entraîne. » Sa pointe s’affûte, son trait fait mouche. Elle le met au service de Libération et du Monde, comme dans cette série « Vivre avec la fin du monde », en prise directe avec ses préoccupations écologiques. À chaque fois deux jours, trois maximum pour rendre une image, des délais très courts, bien loin de la temporalité plus longue dont elle bénéficie à l’accoutumée. Et pourtant… « Il y a une forme d’excitation à recevoir un papier ou un brief puis à essayer de trouver le bon angle. » L’enjeu ? Produire une image qui fonctionne d’elle-même, qui ne serve pas seulement de support au texte, mais qui coopère avec lui. Elle recherche « quelque chose qui tient bien », qui puisse être autonome.
À ses débuts, un ami dessinateur lui aurait dit, pour taire ses angoisses : « Tu verras, c’est comme un muscle, ça s’entraîne. » Sa pointe s’affûte, son trait fait mouche.
Ce quelque chose, peut-être, ne pourrait advenir sans sidération face au réel ; ces flots toujours croissants de personnes réfugiées, qui rejouent à chaque seconde son histoire familiale, ou les bouleversements climatiques, écologiques. « La nature la plus sauvage permet de trouver émerveillement et apaisement. Mais elle nous rappelle à quel point le vivant est fragile », reconnaît la jeune femme non sans colère. Elle s’investit d’ailleurs à sa mesure dans le milieu associatif, mettant son trait au service des autres. « Je crois que toutes les activités militantes autour de l’asile et de l’écologie sont importantes. Je me sens concernée. »
Ce sentiment face au monde, empreint de colère, d’émerveillement, de joie, voilà ce qui façonne la pratique de Fanny Michaëlis. Comme ce souvenir d’une machine de Jean Tinguely, armée de feutres, qui dessine toute seule au Centre Pompidou pour l’exposition « Jean Tinguely ». « Un lieu qui m’est vraiment familier, où on peut se sentir comme chez soi. Ce que je trouve merveilleux, c’est ce sentiment d’y être à sa place, entourée d’œuvres d’art, dans le silence de sa propre contemplation », souffle celle qui, bien que née à Paris, vit désormais entre la ville et la campagne normande, non loin de la silhouette majestueuse et fantastique du mont Saint-Michel. « Un sentiment très différent de celui qu’on a en pleine nature, où on ressent de tout son être la vibration du vivant », conclut-elle, alors qu’une discrète souris frôle ses pieds dans ce coin du Forum -1 où nous nous sommes réfugiés, à l’écart de l’agitation. ◼
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Photo © Pierre Malherbet