De la Colombie à la Méditerranée: Marcos Ávila Forero, la voix des exilés
Né à Paris en 1983, Marcos Ávila Forero passe son enfance en Colombie. Arrivé en France à l’âge de 15 ans, il sort diplômé en 2010 de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Ses premiers travaux sont directement inspirés par l’histoire et la situation politique, économique et sociale de la Colombie, terre de violence et d’inégalités. Vice-président de l’organisation Ciudadanias por la Paz (« Citoyennetés pour la Paix ») depuis 2019, une initiative de Colombiens résidant à l’étranger en faveur du processus de paix en Colombie, Marcos Ávila Forero s’implante activement dans des zones de conflits, dans des bidonvilles ou dans des campements de la guérilla des FARC pour accompagner les communautés menacées, notamment les populations rurales expropriées par les entreprises privées ou par les groupes armés. Cet ancrage dans le réel constitue le point de départ d’œuvres poétiques et engagées, réalisées sur le terrain, qui renouvellent aussi bien le processus de création que les conditions de réception critique de son approche documentaire.
Je ne crois pas que mon travail soit vraiment politique. Je n’envisage pas mes actions comme un moyen de changer directement les choses, mais plutôt comme une façon d’en parler et d’y réfléchir.
Marcos Ávila Forero
Bien que ses projets soient incontestablement liés à son engagement, ils ne sont ni contestataires ni idéologiques. L’artiste refuse ainsi les qualificatifs « militant » ou « activiste » : « Je ne crois pas que mon travail soit vraiment politique, même s’il évoque constamment des questions d’ordre politique, des contextes sociaux particuliers. Je n’envisage pas mes actions comme un moyen de changer directement les choses, mais plutôt comme une façon d’en parler et d’y réfléchir », déclare-t-il. Le travail plastique de Marcos Ávila Forero n’est donc pas le lieu de la dénonciation mais de la mise en forme critique. Ses recherches questionnent l’inscription de l’art dans une réalité sociale et visent ainsi à redéfinir la fonction critique de l’art contemporain.
Son projet Alpargatas de Suratoque prend naissance entre 2012 et 2013 dans le bidonville de Suratoque en Colombie, où sont cantonnées des milliers de familles paysannes expropriées illégalement de leurs terres et déplacées massivement. Présent sur place pour militer en faveur de la restitution des terres spoliées, Marcos Ávila Forero propose alors à plusieurs foyers de recueillir leurs témoignages et d’en faire la matière d’une œuvre collaborative et polyphonique. L’artiste a d’abord invité quatorze familles à écrire, sur les sacs de jute utilisés auparavant pour exploiter leurs terres, leur histoire personnelle – le départ précipité suivi de l’exode, la mort d’un frère, l’obligation de faire la manche – dans une factualité propre à l’esthétique documentaire : « nous ne pouvons pas retourner chez nous car ils nous attendent pour nous tuer », lit-on dans le récit de la famille Castellanos. Les témoignages rédigés prennent la forme d’une déposition, ils invitent à la transmission et à la reconnaissance.
Pourtant, ces documents probants de leur vie passée sont immédiatement transformés à la demande d’Ávila Forero qui impose aux participants d’effilocher les sacs afin de récupérer les fils pour fabriquer une paire d’« alpargatas », sandales traditionnelles paysannes utilisées auparavant dans les champs. Le témoignage des familles, détissé et devenu illisible, est ainsi intégré dans chaque paire de chaussures. Seules les photographies des sacs avant leur transformation permettent de restituer la mémoire du passé douloureux de ces familles ; elles sont la trace indicielle d’une réalité occultée, la remembrance d’une vie perdue. Le processus plastique de transformation de l’objet permet ainsi le passage d’une forme narrative – le témoignage – à une forme de représentation métamorphosée en outil de résilience, offrant aux paysans dépossédés une tentative de réappropriation de leur histoire et de leurs racines.
Le processus plastique de transformation de l’objet permet ainsi le passage d’une forme narrative – le témoignage – à une forme de représentation métamorphosée en outil de résilience, offrant aux paysans dépossédés une tentative de réappropriation de leur histoire et de leurs racines.
Les matériaux et objets choisis par l’artiste dans sa série Alpargatas de Suratoque révèlent la dynamique du déplacement forcé dans les campagnes. Le sac de jute renvoie aux échanges et évoque les produits agricoles que ces familles cultivaient autrefois ; le récit rédigé par chacune d’elle parle lui-même d’un exode ; les sandales suggèrent le déplacement et incarnent une tradition. Présentées côte à côte dans l’espace discursif qu’est le musée, ces pièces symbolisent l’errance des familles et mettent en lumière les expulsions et les exils en Colombie.
La série Alpargatas de Suratoque est un exemple remarquable de la démarche d’Ávila Forero, traversée par les notions de mobilité, de mémoire et de transmission. Pour l’artiste, notre monde globalisé est « fortement marqué par la question du déplacement, aussi bien des personnes, des objets que des valeurs ». Il s’intéresse ainsi au phénomène migratoire en Méditerranée avec sa procession Cayuco (2012), où une fragile embarcation de fortune en plâtre est traînée sur le bitume et dont les traces matérialisent la frontière algéro-marocaine. De l’errance découle la notion d’itinérance, notamment des traditions et des savoirs. Dans Atrato (2014), il effectue un travail de réappropriation de l’histoire et propose à des descendants afro-colombiens de renouer avec la coutume ancestrale des percussions sur l’eau. Il célèbre également la mémoire ouvrière au Japon avec son installation Théorie du vol des oies sauvages (2019) et poursuit aujourd’hui cette recherche dans les usines textiles en Inde.
La démarche d’Ávila Forero est traversée par les notions de mobilité, de mémoire et de transmission.
L’artiste aborde ces problématiques en effectuant des voyages de recherche et des enquêtes de terrain. Il travaille généralement dans des territoires hostiles ou des endroits inaccessibles afin de mettre en lumière des situations qui restent hors de portée de la couverture médiatique. Une œuvre, pour Marcos Ávila Forero, n’existe qu’à partir du moment où elle répond à des enjeux territoriaux qui lui donnent sa pertinence. C’est pourquoi l’artiste abandonne l’atelier pour le terrain, délaisse l’idée de création pour celle de collaboration. Ses séjours en Amazonie, au Maroc et au Japon sont autant de projets réalisés suivant le fameux poème d’Antonio Machado que l’artiste a pris pour devise : « Caminante no hay camino, se hace el camino al andar » (Voyageur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant).
À une époque où l’attestation dérogatoire est devenue la condition du déplacement, Marcos Ávila Forero rappelle, avec ses œuvres généreuses et engagées, l’importance du droit de libre circulation dans la construction de la mémoire et de l’anamnèse. ◼
Le lauréat du Prix Fondation d'entreprise Pernod Ricard invité de l’exposition « Global(e) Resistance »
En 2019, un jury de collectionneurs, de professionnels et d’artistes a attribué le 21e prix à l’artiste Marcos Ávila Forero pour son installation Théorie du vol des oies sauvages, Notes sur les mouvements ouvriers. Mais ce sont ses Alpargatas de Suratoque qui sont présentés dans l’exposition « Global(e) Resistance » aux côtés d’œuvres d’artistes issus des scènes culturelles extra-européennes en pleine émergence (Afrique, Moyen-Orient, Asie Pacifique, Amérique latine).
Depuis 2000, le Centre Pompidou accueille, chaque année, le Prix Fondation d’entreprise Ricard – devenu Prix Fondation d’entreprise Pernod Ricard – qui récompense un artiste émergent de la jeune scène française. Les œuvres des lauréats, offertes par la Fondation au Musée national d’art moderne, enrichissent ainsi singulièrement ses collections. Trois œuvres de Marcos Ávila Forero rejoignent donc la collection du Centre Pompidou, après celles de Didier Marcel, Natacha Lesueur, Tatiana Trouvé, Boris Achour, Matthieu Laurette, Mircea Cantor, Loris Gréaud, Vincent Lamouroux, Christophe Berdaguer et Marie Péjus, Raphaël Zarka, Ida Tursic et Wilfried Mille, Isabelle Cornaro et Benoît Maire, Adrien Missika, Katinka Bock, Lili Reynaud-Dewar, Camille Blatrix, Florian Pugnaire et David Raffini, Clément Cogitore, Caroline Mesquita ainsi que Liv Schulman, respectivement lauréats du Prix Fondation d’entreprise Ricard entre 1999 et 2018.
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Marcos Ávila Forero et son projet Alpargatas de Suratoque, 2013 (détail)
© Marcos Ávila Forero