L'artiste en résistance
Tout va bien. All is well. Ce titre apposé par Khalil Rabah à son œuvre Untitled résonne avec une ironie cinglante, lorsqu’on rencontre ce vieillard en cire figé, au visage fatigué, levant les bras pour soutenir une charge dont il aurait été délesté. Même pour qui ne reconnaît pas la figure bien connue par les Palestiniens d’un tableau dont elle s’inspire – où le vieil homme apparaissait le dos courbé sous le poids de Jérusalem –, le ton est donné.
Cette œuvre poursuit l’entreprise conceptuelle et grinçante entamée par Rabah depuis les années 1990 d’un art qui se déploie en réponse aux drames du présent. Outre le conflit israélo-palestinien, qui constitue la toile de fond de plusieurs œuvres d’artistes entrés récemment dans la collection du Centre Pompidou, de Guy Ben-Ner à Hazem Harb en passant par Taysir Batniji, les années 2010 apparaissent rétrospectivement comme une succession d’événements tragiques et de mobilisations qui ont contribué au renforcement de pratiques artistiques relevant de la résistance, voire de l’activisme.
Les problématiques abordées découlent de l’histoire des temps récents marquée par la montée de peurs globales, qu’elles soient liées à des guerres, aux nouvelles formes de conflits commerciaux et cybertechnologiques ou encore à des catastrophes écologiques. Luttes politiques, rejet des totalitarismes et des nationalismes, critique du capitalisme néolibéral, défense des droits de l’homme et de la femme, luttes postcoloniales et décoloniales, luttes antiracistes, luttes féministes et LGBT+, crise climatique et crise migratoire, en constituent quelques-unes, formant le cadre d’œuvres « réactives » à ce que John Berger appelait l’urgence du temps présent.
Une rapide chronologie éclaire le pourquoi de l’engagement renouvelé d’artistes dans leurs pratiques, plus encore que dans la décennie 2000, qui ouvrait déjà la voie à une repolitisation de l’art, à la suite des documenta X, sous la direction de Catherine David en 1997, et surtout de la documenta XI, conçue par Okwui Enwezor en 2002.
On se souvient de la conférence « Qu’est-ce que l’acte de création ? » donnée par Gilles Deleuze à la Femis en 1987. L’acte de création – il parlait à des élèves en cinéma – « n’est pas de l’ordre de la communication [qui est] la transmission et la propagation d’une information » y affirmait-il justement. Si l’art ajoute par nature des « suppléments au réel » selon les termes que je proposais à la fin des années 1990, il y a également « une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance » car, continuait Deleuze, citant André Malraux, l’art « c’est la seule chose qui résiste à la mort ». Et par conséquent « toute œuvre d’art n’est pas un acte de résistance et pourtant, d’une certaine manière, elle l’est. [...] Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes ».
Pour autant le face-à-face avec l’histoire des temps présents a généré des œuvres qui déploient de nouvelles stratégies de résistance, où l’art constitue en soi une alternative, tout en prenant en compte des enjeux socio-politiques.
Le terme de résistance se décline selon deux modalités. La première renvoie à la présence même et à la force tirée d’une position stable. Resistere, de sistere, c’est se placer, s’arrêter, ne pas avancer, deux mots issus du latin stare : se manifester, être debout, être stable. La seconde acception désigne l’offensive dans une volonté de s’opposer aux menaces érigées contre les désirs ou les libertés. Ces deux positions désignent les curseurs entre lesquels se déploient les stratégies de résistance des artistes, depuis des œuvres impliquées dans un tissu social, parfois participatives, engagées dans des luttes à teneur socio-politique, jusqu’à des oeuvres plus autonomes et plurivoques qui témoignent indirectement des temps présents, en passant par celles qui ouvrent la voie vers l’art comme alternative per se.
Quelles sont les problématiques engendrées par la volonté de résistance, voire de « soulèvement » selon le mot de Georges Didi-Huberman, commune à ces stratégies multiformes déployées par les artistes ? Les deux dernières décennies ont été agitées par d’intenses discussions à ce sujet, suscitant des points de vue parfois opposés, ravivés récemment par un débat anglo-saxon opérant un tournant vers des prises de position résolument engagées. Comment le musée peut-il rendre compte de ces nouvelles réalités et comment se positionne-t-il par rapport à ces controverses ? Comment choisit-il les œuvres qu’il juge devoir entrer dans ses collections, selon quels critères, notamment par rapport à la question de l’articulation de l’éthique et de l’esthétique dans l’œuvre ?
Sur ce sujet, je m’étais déjà prononcée avec Paul Ardenne en 2000 dans le cadre de l’exposition « Micropolitiques » au Magasin de Grenoble, au lendemain des événements de Seattle, où « un vent de révolte » avait « soufflé sur l’édifice oligarchique des multinationales », écrivions-nous. Nous avions pris acte et parti pour des œuvres qui ne refaisaient pas le monde mais « marchaient avec », dans une dimension où la réalité politique apparaissait de manière non injonctive, suggestive et ouverte. Où l’artiste habitait le monde plutôt que de le rêver, exprimant une « force de résistance ». Felix González-Torres incarnait alors cette position à la fois esthétique et critique, et avec le recul, toujours aussi puissante.
À l’aube des années 2000, un nouvel axe Sud-Sud s’était déjà mis en place avec la Biennale de La Havane organisée par Gerardo Mosquera en 1995 et la Biennale de Johannesburg « Trade Routes. History and Geography » en 1997.
Celle-ci signait l’entrée de l’art dans la globalisation en renforçant la présence des scènes non-occidentales. C’est à Okwui Enwezor, poète, critique d'art, commissaire d'exposition et enseignant américano-nigérian disparu en 2019, avec son exposition « The Short Century » (2001) à la Museum Villa Stuck à Munich, que l’on doit une réflexion incontournable sur le postcolonialisme et la décolonisation des arts. L’exposition prenait pour thème l’histoire des indépendances et des mouvements de libération en Afrique de 1945 à 1994, revisitant les mouvements de la négritude en France, du panafricanisme anglophone et du panarabisme au Maghreb.
La documenta XI (2002) marque ensuite un tournant décisif en mettant sur le devant de la scène la constellation postcoloniale selon des termes qu’Enwezor précise en 2003 : « La constellation postcoloniale cherche à interpréter un ordre historique particulier, à montrer les relations existant entre les réalités politiques, sociales et culturelles, les espaces artistiques et les histoires épistémologiques, en soulignant non seulement leur contestation mais aussi leur perpétuelle redéfinition. »
Mais aussitôt surgit un dissensus, d’ailleurs passionnant, qui continue d’interroger. Si l’art se préoccupe avant tout des droits humains et de la biopolitique dans une nouvelle ère transnationaliste et déterritorialisée où prévaudraient les luttes pour les droits civils, les féminismes, les luttes LGBT+, antiracistes, antiguerres et antinucléaire, s’il est responsable d’une nouvelle « éthique du regard » et d’une résistance à la disparition de la mémoire, qu’en est-il de l’œuvre elle-même dans sa dimension esthétique ? L’éthique peut-elle suffire à l’art ?
On se souvient des positions radicales d’un Daniel Buren pour lequel tout acte public est par nature politique et qui n’hésitait pas à qualifier certaines œuvres de démagogiques, pétries de bonnes intentions – qui, comme le disait André Gide pour les romans, ne font pas forcément les bonnes œuvres. Soucieux de répondre aux rejets d’un nouveau rapport à l’esthétique documentaire, Enwezor prend position en 2004 pour un art qui se confronte à la vérité, à « la vie nue » selon les termes du philosophe Giorgio Agamben, en opposition au retour de l’abstraction dans le marché de l’art qu’il identifie au conservatisme. Cet antagonisme entre un art formaliste, conservateur et néolibéral, et un art engagé qui ne serait pas inscrit dans un marché de l’art ne peut apparaître avec le recul que comme une position idéologique, puisque nombre d’artistes de la documenta XI et d’autres marqués du sceau « politique » ont largement été intégrés depuis dans le marché de l’art – ce qui n’invalide d’ailleurs pas les positions en faveur de l’éthique du regard appelée de ses voeux par Susan Sontag.
Si, aujourd’hui, la question de l’esthétique documentaire n’occupe fort heureusement plus les débats, celle de l’articulation des champs de l’esthétique et du politique demeure prégnante, au gré d’ailleurs des événements du monde.
En 2006, Claire Bishop, dans son fameux essai The Social Turn: Collaboration and its Discontents , rappelait l’impératif du jugement sur la qualité, à la fois esthétique et politique, et exhortait l’art à ne pas tomber dans l’activisme, afin de ne pas être instrumentalisé à des fins externes, et de conserver ainsi sa nature d’expérimentation libre – une position largement partagée par Jacques Rancière.
Dans un article d’Artforum « Rise to the Occasion », publié en mai 2019, Bishop infléchit cependant sa position, à l’aune des événements qui secouent l’Amérique après l’élection de Donald Trump, et le Royaume-Uni avec le vote du Brexit, en s’appuyant sur la démarche d’Arte Útil initiée par Tania Bruguera. Une certaine urgence agite les esprits, dans un contexte où les musées indépendants de l’État prennent plus facilement des positions politiques parfois radicales. Claire Bishop y défend un art « political timing specific » distinct de l’activisme mais qui s’en approche, un « artivism » selon les termes de Tania Bruguera, répondant aux urgences du temps, tout en définissant l’esthétique comme un moyen de transformation. D’autres plus radicaux, comme Brian Holmes ou Ben Davis, revendiquent l’activisme comme une nécessité, dans une ligne d’analyse marxiste, quand certains, tels Larne Abse Gogarty dans la revue Third Text, s’interrogent sur la notion de l’utile dans les champs de l’art et de la politique. Elle voit ainsi dans l’œuvre de Bruguera une position qui n’évite pas la reproduction sociale, et s’inscrit de fait dans la lignée des utopies et de l’utilitarisme des avant-gardes du siècle dernier, un nouveau « Et tous ils changent le monde » qui achoppe sur les limites du réel.
Mais une problématique propre au musée apparaît à la suite de ces prémices. N’y aurait-il pas un risque d’annulation de cet art de résistance dans une institution, qui, ainsi, contiendrait les discours radicaux ? Comment conserver non pas seulement l’oeuvre, mais aussi la vigueur de ses signifiés ? Et enfin, comment rendre compte des positionnements les plus activistes, surtout lorsqu’ils ne se manifestent pas par une œuvre collectionnable ? C’est pour répondre en partie à ces interrogations que nous avons voulu mettre en place dans « Global(e) Resistance » un espace discursif invitant les artistes ainsi que des « lieux » physiques ou intellectuels à faire des propositions au-delà des œuvres, dont une partie pourra ainsi rejoindre le fonds documentaire et archivistique de la collection.
Une autre problématique a récemment surgi avec la modification, au cours des deux dernières décennies, des équilibres entre artistes, institutions publiques et privées, et marché de l’art.
Ce débat ne peut faire l’économie d’une nouvelle prise de conscience des questions de classe, qui dépasse d’ailleurs les mondes de l’art. L’installation de l’œuvre de Mladen Stilinović, Artist at Work (1978), une série de photographies d’une action rejouée en 2011), à l’entrée du pavillon central de la Biennale d’art de Venise 2017, pointait intentionnellement les aspects complexes de cette équation. L’artiste croate s’opposait en dormant, dans une position à la Oblomov mais imprégnée d’une pensée politique forgée par l’histoire de l’ex-Yougoslavie, à l’idée de produire une œuvre qui deviendrait un objet destiné à un marché.
Aujourd’hui les entreprises privées, les maisons de vente et les banques ont en effet positionné l’art comme un produit d’investissement, indicateur d’un statut social. Les artistes, quant à eux, se trouvent pris dans la contradiction de vouloir poursuivre une expression libre et en même temps de vivre de leur art dont la valeur est fixée par ces diverses entités. La plupart d’entre eux peinent cependant à vivre de leur création, contrairement à l’image véhiculée par les top 100, sans pouvoir s’adjoindre les nécessaires véhicules du « succès » : studio, assistants, voire agence de communication. La contradiction se trouve de plus renforcée pour les artistes voulant vivre d’un art « engagé » susceptible d’être admis par les potentiels acheteurs, au risque du « politiquement correct ».
Le positionnement éthique implique également une cohérence afin de dépasser la « fausse bonne conscience » que Peter Sloterdijk dénonçait déjà avec brio, dès 1983, dans sa Critique de la raison cynique. L’artiste Victor Burgin commentait ainsi cette nécessité de cohérence en 2007 dans une interview, tout en se défiant de tout utilitarisme : « Les œuvres d’“artistes politiques” ne nuisent généralement à personne, et je défendrais leur droit de les réaliser ; c’est leur hypothèse opportuniste, selon laquelle il y a “d’une manière ou d’une autre” un effet politique dans le monde réel, que je trouve insupportable. »
Prenant l’exemple du contexte de l’université dans laquelle il enseignait, il disait préférer l’artiste faisant des aquarelles de couchers de soleil qui agissait positivement, plutôt que celui qui faisait de l’art politique radical mais n’assumait pas ses responsabilités face à l’administration, une façon ironique de dire que la cohérence entre les actes et l’œuvre s’avérait indispensable. Ces réflexions qui, certes, nourrissent un passionnant débat présent, n’abordent néanmoins qu’insuffisamment la problématique centrale pour un musée, celle de collectionner pour le futur d’une nation. Doit-on jeter aux orties la question « qu’est-ce que l’art ? », comme le suggère Arte Útil ? En ce cas, quels peuvent être les critères curatoriaux et comment le musée, en tant que lieu de recherche, de diffusion mais aussi de conservation et de mémoire, peut-il rendre compte de ces pratiques ?
De plus, si, comme on le pense, l’art ouvre à des possibilités de résistance et de transformation, encore faut-il qu’il puisse être accessible à tous à la fois matériellement et intellectuellement. Si le musée demeure fréquenté par le public privilégié et éduqué, le pouvoir de transformation social de l’art se trouve dès lors limité. Cette dernière donnée ressurgit avec vigueur dans les débats actuels, par exemple sous la forme de la proposition de créer un observatoire de la démocratisation de l’art. Il appartient ainsi plus que jamais au musée de jouer son rôle social et politique, de participer à l’effort éducationnel pour amener les publics socialement non favorisés à rencontrer les œuvres d’art, afin que cet art de résistance puisse se déployer au-delà d’une « intelligentsia » déjà informée.
Ce sont les artistes eux-mêmes qui incitent dans leurs œuvres à un questionnement du musée pour un rapprochement avec la société civile.
Ils le poussent à se penser comme un forum, dans sa structure interne, et comme une plate-forme ouverte, à être un musée social et politique. Par les thèmes qu’ils abordent, ils l’incitent également à se décoloniser de l’intérieur, à s’ouvrir à la diversité, et à devenir un lieu de transversalité où puisse se penser un nouvel universel non hégémonique et inclusif.
Ainsi, si l’art doit pouvoir garder sa liberté, s’il doit continuer comme le disait joliment Deleuze à « fictionner » à « légender » et à « fabuler », il ne peut se soustraire à l’urgence du présent. La voix et la responsabilité de l’artiste sont plus cruciales que jamais dans un monde de chocs et de conflits. Ce rôle, il peut le tenir en pensant son œuvre comme un acte de résistance, comme une alternative per se, en étant juste « debout » ou bien en « marchant avec ». ◼
Retrouvez l'intégralité du texte dans le catalogue de l'exposition.
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Commissariat
Christine Macel
Conservatrice en cheffe, cheffe du service création contemporaine et prospective, Musée national d'art moderne
Alicia Knock et Yung Ma
Conservateurs, service création contemporaine et prospective, Musée national d'art moderne