Tête blanche et rose
[automne 1914]
Tête blanche et rose
[automne 1914]
« La transcription presque inconsciente de la signification du modèle est l'acte initial de toute œuvre d'art et particulièrement d'un portrait.» (Matisse)
Peint en 1914 au retour de l'été passé à Collioure, ce portrait de Marguerite, la fille de l'artiste âgée alors de vingt ans, reflète les réflexions de Matisse. Ce portrait en buste est composé de formes plates et simplifiées qui géométrisent la figure. L'imposition d'une grille orthogonale y est frappante, le visage et le buste en bandes parallèles roses et noires, en écho avec les bandes alternées du motif du corsage. Toile déroutante, diversement appréciée, elle demeure un grand portrait de Matisse.
Domaine | Peinture |
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Technique | Huile sur toile |
Dimensions | 75 x 47 x 2,3 cm |
Acquisition | Achat, 1976 |
N° d'inventaire | AM 1976-8 |
En salle :
Musée - Niveau 5 - Salle 7 : Henri Matisse / Philippe Dupuy
Informations détaillées
Artiste |
Henri Matisse
(1869, France - 1954, France) |
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Titre principal | Tête blanche et rose |
Ancien titre | Tête rose et bleue |
Date de création | [automne 1914] |
Lieu de réalisation | Oeuvre réalisée à Paris, quai Saint-Michel |
Domaine | Peinture |
Technique | Huile sur toile |
Dimensions | 75 x 47 x 2,3 cm |
Inscriptions | S.B.DR. : Henri / matisse |
Acquisition | Achat, 1976 |
Secteur de collection | Arts Plastiques - Moderne |
N° d'inventaire | AM 1976-8 |
Analyse
Comme l'ont souligné à plusieurs reprises Alfred Barr1, puis notamment Pierre Schneider, Matisse a très souvent traité le même sujet en deux versions, qu'on est toujours tenté d'apparier, mais qui sont plutôt à regarder comme des œuvres indépendantes. La première toile, souvent plus liée à une sensation, constitue une réponse plus directe et plus instinctive au modèle, au motif ou au thème retenu. La seconde, la plupart du temps2, est plus déterminée, plus radicale, plus abstraite (ou plus « décorative » au sens que Matisse donnait à ce mot). De cette dualité fondamentale témoignent ainsi de nombreuses paires, volontairement séparées par Matisse et dispersées dans des collections différentes (cf. entre autres Le Jeune marin I et II, 1906; Le Luxe I et II, 1907 et 1908; Les Capucines et la Danse I et II ; ou Notre-Dame et Vue de Notre-Dame, 1914). De même, Tête blanche et rose semble issue d'une première version, Jeune femme au chapeau corbeille, 1914 représentant Marguerite3, la fille de l'artiste (alors âgée de vingt ans) vêtue de la même blouse rayée. Mais le travail d'élaboration ou de concentration s'est surtout opéré sur la toile elle-même, l'étude réalisée par le Laboratoire de Recherche des Musées de France le met clairement en évidence.4
Une anecdote rapportée par Jack Flam5 confirme que ce portrait de Marguerite avait commencé « assez naturaliste. Mais Matisse dit à sa fille, qui peignait elle-même : 'Cette toile veut m'emmener ailleurs. Tu es d'accord ? ' Elle lui répond que oui, et il retravaille l'œuvre comme nous la connaissons aujourd'hui ».
Il semble que cette toile ait été peinte au retour de l'été passé à Collioure, donc après la mi-octobre 1914, à un moment où les conversations avec Gris avaient indéniablement réactivé la réflexion de Matisse sur ce qu'avaient élaboré, Picasso, Braque et les autres peintres cubistes. L'imposition d'une grille orthogonale, si frappante ici, le découpage du visage et du buste en bandes parallèles (et la correspondance de ces bandes de construction avec le motif des rayures alternées du corsage) rappellent certains tableaux (et papiers collés) de Braque et Picasso, et surtout des oeuvres contemporaines de Gris. Toutefois, si les grilles se ressemblent, elles sont utilisées à des fins différentes : Gris s'en servait pour examiner simultanément les différents éléments du sujet de différents points de vue, pour intégrer ou tresser chaque compartiment coloré dans l'unité architectonique de la surface picturale. Matisse ici, pour travailler sur une formule de composition qui puisse correspondre à la simplification et à la condensation du vocabulaire formel qu'il recherchait. Mais l'utilisation des grilles ne lui est à vrai dire pas nécessaire pour atteindre cette parfaite symbiose entre expression et composition. Et de même qu'il avait rapidement abandonné la « tyrannie du système divisionniste », il ne concédera que très peu à la « tyrannie » des grilles cubistes.6
La Tête blanche et rose est donc une toile témoin, une avancée extrême en terrain étranger, un point de non-retour (comme Porte-fenêtre à Collioure) d'où Matisse peut repartir vers son expression propre (et la forme sublimée qu'elle prend précisément en ce même automne 1914 : Les Poissons rouges).
Toile déroutante, tendue, elle a été diversement appréciée. Alfred Barr ne l'aimait guère : « La Tête blanche et rose est la première et la moins réussie des expériences cubistes de Matisse en 1915. Une étude à l'huile réaliste d'une figure en blouse rayée avec un ruban noir et un pendentif au cou semble avoir été le point de départ de ce « portrait » en buste avec ses formes plates et simplifiées, auxquelles se superpose une grille de lignes noires qui géométrisent la figure et tendent à étendre sa surface dans l'espace. L'effet est original et offre un certain charme de couleur, mais semble essentiellement superficiel en comparaison des portraits cubistes de Braque ou de Picasso. »7 Il est certain en tout cas que cette toile ne plut pas. Entrée chez Bernheim-Jeune le 21 décembre 1915 vers la même époque que d'autres toiles à tendance « cubiste », au moins aussi difficiles, elle est, d'une part, estimée relativement moins cher (885 F)8 et, d'autre part, ne trouvant pas d'acquéreur, elle revient chez l'artiste à une date indéterminée.
En revanche, Tête blanche et rose est reproduite par Zervos en 1927 dans un numéro des Cahiers d'Art contenant un important article sur l'art nègre. Et Matisse la fait figurer dans le recueil de Portraits paru en 1954, dont les planches ont été choisies par lui dans toute son œuvre, et qu'il a préfacé d'un texte sur sa conception du portrait: « La transcription presque inconsciente de la signification du modèle est l'acte initial de toute œuvre d'art et particulièrement d'un portrait. Par la suite, la raison est là pour dominer, pour tenir en bride et donner la possibilité de reconcevoir en se servant du premier travail comme d'un tremplin. »
Ceci pour se souvenir que Tête blanche et rose, malgré (à cause de) la réduction géométrique, est un des grands portraits de Matisse. Le ruban noir (véritable « signe » de Marguerite) et le pendentif, fragile rescapé du premier portrait naturaliste, comme le regard, les sourcils, la bouche, imposent la grâce du modèle.
Isabelle Monod-Fontaine
Notes :
1. Cf.Alfred H. Barr, Matisse, his Art and his Public, New York, The Museum of Modern Art, 1951, p. 194
2. Le mouvement peut aussi bien être inverse, Cf. la première Leçon de piano (1916) et la version peinte en 1917, La Leçon de musique
3. Matisse a réalisé en 1914, avant et après l'été, une série de portraits de Marguerite, représentant à la fois des variations sur un visage familier et particulièrement proche, et de brillants exercices sur différentes catégories d'images. On peut citer : Le Chapeau de roses, 1914 (112 X 49 cm, collection particulière) et Le Chapeau de cuir, 1914, ainsi que deux eaux-fortes: Portrait de M.M. avec bijou, 1914 (15,3 X 12,7 cm; Marguerite Duthuit-Matisse, Claude Duthuit, Henri Matisse-catalogue raisonné de l'œuvre gravé, Paris, 1983, édité par les auteurs (avec la collaboration de Françoise Garnaud; préface de Jean Guichard-Meili). t.1 : eaux-fortes et pointes sèches, bois gravés, monotypes, n° 14) et Petite Margot, 1914 (14,2 x 10,2 cm; Marguerite Duthuit-Matisse, Claude Duthuit, Henri Matisse-catalogue raisonné de l'œuvre gravé, Paris, 1983, édité par les auteurs (avec la collaboration de Françoise Garnaud; préface de Jean Guichard-Meili). t.1 : eaux-fortes et pointes sèches, bois gravés, monotypes n° 30)
4. « La radiographie met en évidence une première conception esthétique de l'œuvre différente de sa réalisation définitive. Le personnage apparaît plus sculptural : les plis obliques du vêtement sont traités en volumes par des jeux d'ombres et de lumière; le visage est modelé, présentant un côté clair et un côté sombre, et il est partagé par un nez angulaire fait de deux plans inclinés; l'œil nettement plus grand que dans le tableau achevé contribue à modifier l'expression du personnage. Ce n'est par conséquent que dansla dernière phase de la création de l'œuvre que Matisse a voulu faire entrer sa composition dans le plan du tableau, par l'apposition de bandes rectilignes et sombres sur le visage. » (S. Delburgo).
5. Jack Flam, The Man and his Art, 1869-1918, Londres, Thames and Hudson, Ltd, 1986, pp. 402-403.
6. La toile la plus significative à cet égard est Variation sur une nature morte de David de Heem, 1915 (The Museum of Modern Art, New York).
7. Alfred H. Barr, Matisse, his Art and his Public, New York, The Museum of Modern Art, 1951, p. 188.
8. A titre de comparaison, quelques autres prix : La Femme au bracelet, 1911 (1 125 F); La Jeune fille au chapeau corbeille (1 700 F) ; Les Poissons rouges(4 000 F); Courgettes et bananes (885 F). Ces renseignements, provenant des Archives de la galerie Bernheim-Jeune, nous ont été aimablement communiqués par M. Gruet.
Source :
Extrait du catalogue Œuvres de Matisse, catalogue établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989