Sans titre

Une œuvre comme un tableau d’inscriptions graphiques, comme un cadran solaire où viendraient se projeter des signaux provisoires et passer l’ombre de la peinture : en cette année 1924, inaugurale à bien des égards, Miró s’est dégagé, comme il l’écrit à son nouvel ami le poète Michel Leiris, de « toute convention picturale, ce poison », et ce qu’il crée n’est défini par lui que sous le sigle énigmatique des « x » : « Des x, je ne trouve pas le mot : ne veux pas dire toile non plus peinture ». Cet été et cet automne-là, à Montroig, partant de croquis amassés dans le Carnet Montroig (FJM 591-668, Barcelone), il se livre, dans un état singulier d’hallucination et de concentration, aux pratiques tactiles qui seront les siennes : indifféremment, il dessine, tache, colle, écrit, frotte, griffe, troue ou peint, que ce soit sur une feuille de papier (comme dans ce grand dessin-collage, qui a statut de peinture), sur un panneau de bois ou sur une toile laissée presque vierge (Le Piège, Maternité), bientôt brossée d’une dilution monochrome, blanche, puis jaune, verte, bleue, brune (série des « Peintures de rêve »). Toute unité visuelle y est absente : pictogrammes, objets trouvés, calligraphies de lettres ou de mots sont associés dans une composition disparate.

Dans ce dessin-collage flottent, comme en suspens dans le vide, les signes essentiels (escargot, plume d’oiseau, ligne serpentine, œil) qui vont constituer le répertoire symbolique de l’univers de Miró, où dialoguent l’humain et l’animal, le chtonien et l’aérien, le physique et le spirituel. Ce dispositif ténu, réglé, déjà, avec une précision d’« archer japonais », est celui d’un « champ magnétique » (titre de l’ouvrage fondateur de l’automatisme surréaliste de Breton et Soupault) – un champ d’attraction et de pulsation qui serait le lieu de mouvements et d’émotions contraires, où se mêlent pulsion scopique et pulsion érotique : antennes sexuées de l’escargot à la marche lente, plume volatile arrachée à la danseuse espagnole, œil-vulve à la fixité insistante, ligne d’horizon fuyante et serpentine comme des hanches de femme. Les termes graphiques – ici pointillés, spirales, filigranes, ailleurs flèches, calligraphies – traduisent, avec la même efficace que la plume collée, le jaillissement de la vie, l’étincelle du contact, la trajectoire du regard et, tout autant, la fuite du réel, l’errance des formes.

Langage-tangage : l’écriture plastique polysémique de Miró est un équivalent des jeux sémantiques appris auprès de ses amis poètes, familiers de son atelier parisien de la rue Blomet : il n’est pas étonnant qu’il ait dédié ce dessin-collage, à regarder et à toucher – tableau à la verticale ou aire d’écriture à l’horizontale –, à Michel Leiris, qui, en 1924, créait les calligrammes de Glossaire : j’y serre mes gloses. Sans doute est-ce encore en écho à ces jeux poétiques que Miró réalisera cet autre collage de 1927, Un oiseau poursuit une abeille et la bais(s)e, suite parfaite de celui de 1924. Pour Miró, peindre, écrire, dessiner et toucher, ou bien lire, voir et entendre, participent désormais d’une même aventure plastique et poétique.

Agnès de la Beaumelle

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008