Débat / Rencontre
Organologie des savoirs et technologies industrielles de la connaissance
Entretiens du nouveau monde industriel
17 déc. 2012
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Dans le monde universitaire comme dans le monde de la culture, au cours de ces dernières années, un nouveau champ de recherche s'est développé sous le nom de digital humanities. En première analyse, ce que l'on désigne ainsi paraît correspondre à ce qu'autrefois, dans le domaine des lettres et de la philologie, on nommait les sciences auxiliaires – épigraphie, archivistique, bibliothéconomie, sciences et techniques de la documentation, etc. – à l'époque des technologies numériques.
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Dans le monde universitaire comme dans le monde de la culture, au cours de ces
dernières années, un nouveau champ de recherche s’est développé sous le nom de
digital humanities. En première analyse, ce que l'on désigne ainsi paraît
correspondre à ce qu'autrefois, dans le domaine des lettres et de la
philologie, on nommait les sciences auxiliaires – épigraphie, archivistique,
bibliothéconomie, sciences et techniques de la documentation, etc. – à l’époque
des technologies numériques.
Pourtant, les enjeux de celles-ci, non seulement pour les sciences de l’homme
et de la société, mais pour les sciences en général, pour leur épistémologie,
pour les conditions de la recherche scientifique comme pour les conditions de
la création artistique et de l’innovation sociales sont beaucoup plus amples.
Il ne s'agit pas simplement de questions de méthode et d'instruments de travail
que le numérique viendrait bouleverser : la numérisation paraît induire ce que
l’on pourrait être tenté d’appréhender comme un profond changement d’époque
dans tous les domaines de l’existence, qui constituerait une mutation
historique, voire une « rupture anthropologique ».
Si l’on peut parler de rupture anthropologique, au sens où la numérisation
modifie en profondeur ce que Simondon appelait le processus d'individuation
psychique et collective, provoquant un saut dans ce que Leroi-Gourhan analysait
comme un processus d’extériorisation, peut-être en altérant les conditions
mêmes de l’individuation, les digital humanities doivent être appréhendées
comme une branche de ce que nous proposons d’appeler les digital studies.
Les digital humanities ne seraient en effet ni praticables ni théorisables sans
que soit conceptualisée l’organologie numérique qui semble affecter en
profondeur toutes les formes de savoirs – savoir-faire, savoir-vivre, savoirs
théoriques. Cependant, théoriser l’organologie numérique des savoirs
contemporains sous toutes leurs formes nécessiterait de prendre en compte et
d’étudier les « organologies » qui, se succédant au fil des millénaires, et
depuis le début même de l’hominisation, auront toujours conditionné toutes les
formes de savoirs.
Si l’anthropogenèse est une technogenèse, celle-ci connaitrait avec le
numérique un nouveau stade, tel que la dimension techno-logique des savoirs en
tant que telle devrait venir au centre des questions que posent tout aussi bien
l’histoire des savoirs constitués reconsidérée à la lumière de l’époque
contemporaine que les nouvelles formes de savoir que la numérisation fait
émerger.
L’organologie numérique affecte en profondeur la physique contemporaine et plus
généralement les sciences expérimentales aussi bien que les sciences humaines.
Par exemple, en tant que mécanique quantique appliquée, la nano-physique ne
peut se constituer qu’à travers l’organon numérique qu'est le microscope à
effet tunnel – réactivant ainsi à nouveaux frais des questions que Bachelard
posaient dans les années 1930 au titre d’une « phénoménotechnique » qui
s’imposait à lui face aux nouveaux instruments et aux nouvelles questions de la
physique d’alors.
De même, la génomique et les biotechnologies, qui supposent les organes de
traitement numérique des informations qu’y deviennent les nucléotides qui
forment le vivant, rencontrent des questions qui ne peuvent plus ne pas
théoriser la place de ce que Bruno Bachimont appelle une « artefacture » dans
ce que Canguilhem décrivait comme la forme de vie technique caractéristique des
humains.
Tout aussi bien, ce sont les questions que posèrent les sciences cognitives qui
doivent être revisitées et redéfinies dans un contexte où, par exemple, la
pédopsychiatrie (cf Fréderic Zimmermann et Dimitri Christakis) et les
neurosciences (cf. Michel Desmurget) mettent en évidence des effets induits sur
l’organe cérébral par l’insertion des appareils psychiques dans les milieux
réticulés qui caractérisent l’époque analogique et l’époque numérique – et
c’est l’un des thèmes d’un récent ouvrage de Nicholas Carr.
Avec les organisations et désorganisations mentales émergentes, ce sont tout
aussi bien les organisations sociales qui paraissent être transformée et
parfois bouleversées par ce que l’on appréhende aussi de plus en plus souvent
comme des technologies de l’attention (pour lesquelles se développent désormais
des recherches en micro-économie de l’attention et en cognition de
l’attention).
S’il est vrai que les technologies de l’attention peuvent être décrites comme
des technologies à la fois culturelles et cognitives, et si, dans ce que l’on
appelle parfois non plus les sciences et technologies de l’information et de la
communication, mais les sciences et technologies du numérique (cf. le Rapport
sur la création d'un comité d'éthique en sciences et technologies du numérique
de l’INRIA), le couplage entre les sociétés, les technologies, les corps et
leurs appareils psychiques devient une question commune à la plupart des
disciplines, qui concerne tous les acteurs sociaux (des industriels, juristes
et représentants politiques aux médecins, artistes, parents, citoyens, etc.),
et au sein duquel émergent à présent les thèmes d’une ingénierie philosophique
et d’une web science au sens où Tim Berners Lee les envisage, et où nombre de
questions fondatrices des savoirs rationnels sont abordées à nouveaux frais.
Tels qu’ils s’articulent avec les avancées récentes des neurosciences dans un
contexte où apparaissent des pratiques sociales originales, qui semblent
procéder de façon essentielle des spécificités de l’organologie numérique, en
sorte que les sciences de l’homme et de la société (tout aussi bien que les
pratiques artistiques) s’en trouvent intimement affectées, ces nouveaux champs
de recherche réactivent et éclairent d’un nouveau jour des questions qui
étaient apparues en sciences de la cognition avec les travaux de Hutchins et
Andy Clark sous les noms de cognition située et d’extended mind.
Mais ce sont aussi la situation et l’extension sociales de la recherche qui
sont en jeu : les technologies numériques permettent de pratiquer de nouvelles
formes de recherche – au sein d’une recherche contributive associant à la
recherche académique et scientifique des acteurs qui ne sont pas eux-mêmes des
chercheurs. Ainsi se trouvent relancées les questions que posait Kurt Lewin au
titre de la recherche action – mais aussi la question d’un dehors savant de
l’université que, dans le contexte de la République des lettres, Kant
envisageait déjà dans Le conflit des facultés lorsqu’il soulignait la question
spécifique que posent aux « savants corporatifs » (aux professeurs) les
sociétés savantes et les amateurs de son époque.
*
Le but du colloque est d’appréhender la question des digital humanities à
partir de la question plus large et plus radicale des digital studies conçues
comme une rupture épistémologique généralisée – c’est à dire affectant toutes
les formes de savoirs rationnels – , voire comme une rupture anthropologique –
dans la mesure où, à travers les technologies relationnelles, ce sont aussi les
savoirs empiriques sous toutes leurs formes, tels qu’ils constituent la trame
de toute existence humaine, qui sont altérés.
Pour ce qui concerne l’Iri et ses partenaires, cette approche « organologique »
d’essence théorique vise à fournir des axiomes et des théorèmes pour des
activités pratiques de conception, de prototypages, de réalisation et
d’expérimentation des instruments de recherche contributive, de production
collaborative et de diffusion des savoirs dans la recherche, dans les
enseignements supérieur, secondaire et élémentaire, et dans les entreprises
comme dans l’ensemble de la société.
Une telle ambition pratique impose sans doute de repenser en profondeur les
liens entre politique culturelle, politique éducative, politique scientifique,
politique industrielle, politique des médias et citoyenneté.
Ces questions pratiques, politiques et économiques doivent rebondir et
rétroagir sur le plan théorique s’il est vrai qu’à travers des effets tout
d’abord appréhendés sous forme de « questions sociétales », les technologies
numériques sont intrinsèquement « pharmacologiques » , comme cela a été
fortement mis en évidence au cours des dernières années, aussi bien par
l’ouvrage de Nicholas Carr déjà mentionné que par des travaux anciens – tels
ceux dédiés au cognitive overflow syndrom – , ou, plus récemment, par la presse
quotidienne française et par les questions soulevées dans de nombreux pays
aussi bien dans le monde de la psychiatrie, notamment sous l’angle de
l’addiction, ou encore dans la théorie littéraire et la théorie des médias
lorsqu’elles s’attachent à penser les déformations de l’attention induites par
les médias numériques (cf. par exemple Kate Hayles) et les problèmes que cela
pose quant la capacité même de lire – mais aussi quant au rapport au langage
ordinaire aussi bien que savant.
Non seulement le caractère pathogène et toxique du numérique ne saurait être
contourné, mais en tant qu’il est aussi curatif, comme l’écriture dont Platon
parlait sous le nom de pharmakon – et le numérique est la forme actuelle et
industrielle de l’écriture – , pathologie, toxicité et thérapeutique
constituent peut-être les questions les plus vives dans le champ des études à
venir quant aux technologies numériques, s’il est vrai qu’elles viennent au
cœur de la pratique pédagogique et de la conception du rôle même des
établissements d’enseignement scolaires et universitaires.
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