
Rachid Djaïdani, garde haute, caméra au poing
En 1999, Rachid Djaïdani sort son premier roman, Boomkoeur. La France, que fédère une coupe du monde gagnée, se fête « black, blanc, beur », se fantasmant une diversité heureuse. Pourtant, Rachid Djaïdani (né en 1974) ne voulait pas se voir comme un romancier. « La honte. Dans la cité, on fait du rap, et moi j’écris un roman », raconte-t-il aujourd'hui. Multicartes (à la fois réalisateur, scénariste et acteur), ce natif de Poissy dans les Yvelines est surtout un collectionneur d’images. Depuis une trentaine d’années, jour après jour, il ne cesse de d'enregistrer le réel, interrogeant la valeur de l'archive personnelle pour appréhender toute la mémoire du monde. S'il est en résidence au Centre Pompidou, puis aux Ateliers Médicis, c'est d'ailleurs pour visionner et cartographier pas moins de sept cents heures de vidéo personnelles, dans le cadre du programme « Rushes de cinéastes », portée par la Cinémathèque idéale des banlieues du monde. Il fait également une étape au Cinéma du Réel ce samedi 22 mars pour parler de son travail au long cours.
« Je deviens ouf, je deviens ouf », répète-t-il face au vertige de ces vies passées, qu’il commente volontiers. La première fois qu’il filme sa mère, d’origine soudanaise : « Ce qui est le plus éprouvant, c’est de la voir à 65 ans, et quand je la retrouve à la cité, elle en a 85, 86. On ne se rend pas compte, au quotidien, du temps qui passe. » Hassan, son ami éboueur, qu’il accompagne dans la cabine de l’imposant camion au cours d’une rotation. Son père, en Algérie, qui découvre toutes les cassettes qu’il a déjà tournées, et même, dans les vestiaires d’un club de boxe, Mallaury, graphiste au Centre Pompidou. Il y a celles et ceux qui sont morts aussi, de plus en plus nombreux, dont Rachid Djaïdani parle pudiquement, et auxquels il souhaite une paix éternelle : « Je conserve la trace de leur souffle passé. J’aimerais le ramener à leurs proches, restés vivants. »
Filmer donc comme remède au temps qui passe, mais aussi pour donner la parole à celles et ceux qui en sont privés.
Filmer donc comme remède au temps qui passe, mais aussi pour donner la parole à celles et ceux qui en sont privés. « On n’existait pas, frère. Personne ne s’intéressait à nos vies. C’est la France des petits gens. » Des images brutes qui se succèdent sans souci d’esthétiser – c’est en témoin que ce diariste opère. Ainsi dans La ligne brune (2010), qui relate les neuf mois de grossesse de sa femme sur fond de débat sur l’identité nationale – « une échographie filmique, un hymne à l’amour. » Quant à ses films de fiction, Rengaine, sélectionné aux Césars, et Tour de France, présentés respectivement en 2012 et en 2016 à la Quinzaine des Cinéastes, ils ont tôt fait de confiner au documentaire.
Rien pourtant ne prédestinait Rachid Djaïdani à devenir réalisateur, sinon l’envie de donner corps à l'existence des autres. Peut-être aussi ce rôle d’amuseur qu’il endossait à la cité des Grésillons, large sourire aux lèvres, à Carrières-sous-Poissy, qui, à l’instar de ses origines métissées, lui a permis de fréquenter aisément différentes communautés. Puis surtout, il y avait chez lui cette caméra « que personne n’avait le droit de toucher », avec laquelle il fait ses premières armes en loucedé du haut de ses 14 ans. L’adolescent ignore encore que jamais plus il ne cessera de tourner. Il filme des mariages, des événements festifs sur des VHS dont les contenus, au fil du temps, disparaissent au profit des clips de rap de son jeune frère. Il a également neuf sœurs, dont son paternel attend de lui qu’il les protège. Délaissant le football, il s’inscrit à la boxe. Rachid l’amuseur chétif, si peu bagarreur, devient pugiliste. Chambré au début, moqué dans les vestiaires, il devient rapidement Rachid le boxeur, et sa réputation croît en même temps qu’il remporte des combats : champion de Paris espoir, vainqueur de la coupe de L’Équipe, champion d’Île-de-France…
À la même époque, alors qu’on vient de le virer d’un BEP de plombier-chauffagiste (il a déjà deux CAP, de plâtrier-plaquiste et de maçon en vue de monter une entreprise multi-service), Rachid Djaïdani se retrouve embauché comme agent de sécurité sur le plateau de La Haine (1995), dans la cité des Muguets, à Chanteloup-les-Vignes. « Une fois le film fini, dit-il, je comprends qu’il y a une opportunité dingue pour moi. J’avais déjà fait une trentaine de combats en boxe. J’étais champion d’Île-de-France, je pouvais passer chez les pros. Mais je prenais des deux cents francs par combat. En faisant de la figuration, je prenais le double, et c’était moins douloureux. » Voici sa carrière lancée, avec une bonne dose d’entregent, et quelques faux CV où il s’attribuait de petits rôles.
Je suis fier d’être à ma place. J’ai construit mon trésor… tous ces disques durs, toutes ces cassettes… J’espère rendre grâce à tout le monde.
Rachid Djaïdani
Très vite, le jeune homme se forge une conscience politique : marre d’être assigné à ses origines, las d’être cantonné à des rôles de « wesh wesh ». D’où l’envie d’écrire un scénario pour changer les choses, qui deviendra un livre, Boomkoeur, qui lui vaudra un passage chez Bernard Pivot et d’être repéré par le metteur en scène Peter Brook – et lui permettra d’acheter sa propre caméra. Il se retrouve alors à faire des auditions pour Hamlet, une révélation. Celui qui était refoulé de boîte de nuit, qui ne fréquentait pas les libriairies où on le regardait de travers ni les musées qui l'intimidaient, hormis le Louvre où, se rappelle-t-il, « je refaisais les stucs dans l'aile Sully, c'était juste avant La Haine », accède dorénavant à un nouvel univers dont l'épicentre se trouve à Bastille. L'époque où des Djamel, Éric et Ramzy commencent à se faire connaître. Tout ça, il le filme aussi. Il n’est plus tant question de mémoire ni de parole restituée, que de prouver au terter qu’il n’y a pas de Rachid le mytho – c'est la preuve par l'image.
« Je suis fier d’être à ma place, assume-t-il aujourd'hui. J’ai construit mon trésor… tous ces disques durs, toutes ces cassettes… J’espère rendre grâce à tout le monde. Ma vie est un cadeau », ajoute-t-il, pensif, en éteignant la caméra de son smartphone. Si l'époque change, Rachid Djaïdani reste ce doux rêveur, ce boxeur aux mains d'écrivain qui ne cesse un seul instant de fixer le réel dans sa poésie brute. ◼
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Photo © Pierre Malherbet