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Au delà du genre : Suzanne Valadon, une artiste féministe ?

D'abord modèle pour les plus grands de son temps — Renoir, Puvis de Chavannes, Toulouse-Lautrec, Suzanne Valadon s'affirme rapidement comme une artiste à part entière, pleinement célébrée. Émancipée, elle sabote les stéréotypes alors associés à son genre, assumant avoir été l’objet de regards masculins tout s’emparant du nu, traditionnellement interdit aux femmes par bienséance, qu’il soit masculin ou féminin. Mais cela fait-il d'elle une artiste « féministe » ? Décryptage*.

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Fille naturelle d’une blanchisseuse limousine émigrée sur la butte Montmartre, la condition sociale modeste de Suzanne Valadon (1865-1938) ne la prédestinait pas à être une peintre reconnue. Les artistes femmes l’étaient traditionnellement devenues dans le cadre familial, et les femmes accédant peu à peu à des formations à partir de la fin du 18siècle venaient de la noblesse ou de la bourgeoisie, la pratique artistique étant considérée pour elles comme un passe-temps plus qu’une profession. Mais Valadon ne fréquente ni les académies Julian et Colarossi (Grande Chaumière), ni l’École nationale des beaux-arts (qui n’ouvre aux femmes qu’en 1897) : elle exerce son don pour le dessin en observant les peintres pour qui elle pose — Renoir, Puvis de Chavannes, Henner ou Toulouse-Lautrec, notamment. Renforcée par son tempérament naturel, cette catégorie sociale la rend paradoxalement plus libre que les peintres Mary Cassatt ou Berthe Morisot : rejetant toute convention bourgeoise, elle n’a rien à perdre. Marie-Clémentine, déjà rebaptisée la « terrible Maria » en tant que modèle, se choisit le prénom de Suzanne, donné par Toulouse-Lautrec en référence à la Suzanne biblique, car elle pose nue pour des vieillards. Suzanne est aussi une figure féminine réhabilitée après de fausses accusations. Valadon s’affranchit ainsi de son nom de naissance pour trouver sa propre identité d’artiste, sans renier son passé de modèle.

 

Fille naturelle d’une blanchisseuse limousine émigrée sur la butte Montmartre, la condition sociale modeste de Suzanne Valadon (1865-1938) ne la prédestinait pas à être une peintre reconnue.

 

Son parcours, du sujet passif à l’artiste agissante, est symptomatique de l’émancipation des artistes femmes à l’aube du 20siècle. L’exemple de Victorine Meurent, modèle d’Édouard Manet pour Olympia (1863, Paris, musée d’Orsay), montre combien il était alors difficile d’être reconnue en tant que créatrice tout en posant pour d’autres. Juana Romani n’y parviendra de même que partiellement. Valadon, quant à elle, sabote les stéréotypes, assumant avoir été l’objet de regards masculins tout en représentant à son tour des corps. Elle s’empare également du nu traditionnellement interdit aux femmes par bienséance, qu’il soit masculin ou féminin. Avec son autoportrait en Ève aux côtés d’André Utter en Adam, peint en 1909, Valadon réinvente audacieusement la relation du peintre à son modèle, inversant les rôles habituels, se mettant elle-même en scène et choquant par la différence d’âge des deux amants. La peintre repousse aussi la convention du corps féminin gracieux, habillant son « odalisque » dans La Chambre bleue  et se figurant elle-même nue en 1924 et en 1931, à l’âge de cinquante-neuf et soixante-six ans, sans complaisance. Son corps âgé, flétri, n’est plus celui de la séduisante modèle et amante d’autrefois. Après Paula Modersohn-Becker en 1906, elle ouvre ainsi la voie à des autoportraits féminins modernes d’une grande vérité. À Jeanine Warnod, Valadon déclare : « Ne m’amenez jamais une femme qui cherche l’aimable ou le joli, je la décevrai tout de suite. » (in Lautrec/Valadon. Montmartre Belle Époque de Yonnick Flot).

 

Valadon sabote les stéréotypes, assumant avoir été l’objet de regards masculins tout en représentant à son tour des corps. Elle s’empare également du nu traditionnellement interdit aux femmes par bienséance, qu’il soit masculin ou féminin.

 

Comparée à Paul Cézanne, Paul Gauguin, Vincent Van Gogh ou Edgar Degas, affirmant sa filiation avec Renoir ou Toulouse-Lautrec, Valadon tire en partie sa légitimité aux yeux de la critique de sa proximité avec des maîtres contemporains, qui l’avaient tôt reconnue comme l’une des leurs. Cependant, sa vie tumultueuse de figure centrale de la bohème montmartroise, à l’ombre de ses maîtres, amants et de son fils, a souvent été mise en avant au détriment de l’approche plastique de son œuvre.

Ne m’amenez jamais une femme qui cherche l’aimable ou le joli, je la décevrai tout de suite.

Suzanne Valadon

 

Autodidacte, elle initie d’ailleurs à son tour Utter et Maurice Utrillo à la peinture, inversant le parcours classique des femmes formées dans l’atelier paternel ou marital. Tenues de se conformer aux attentes sociales, beaucoup d’artistes femmes du 19siècle adoptaient une posture « féminine » ou au contraire se virilisaient, d’autres tentant d’échapper aux préjugés par l’emploi d’un pseudonyme. Rosa Bonheur, première peintre à recevoir la Légion d’honneur, la sculptrice Félicie de Fauveau ou l’écrivaine George Sand s’habillent en homme et sont ainsi considérées comme leurs égales. La figure moderne de l’artiste maudit est toujours masculine dans la littérature. Or, Valadon ne revendique pas son sexe, ni en tant que modèle, ni en tant que créatrice : « J’ai posé non seulement les femmes, mais les jeunes gas [sic]. » Toutefois, son style authentique, aux couleurs vives cernées d’un dessin ferme, aux corps modelés vigoureusement, lui a valu d’être constamment associée à une « mâle brutalité ». Son tempérament indépendant, sans maître, est perçu de même comme « absolument viril ». La lecture sexuée de l’art est alors solidement ancrée, même chez les défenseurs des artistes femmes. Degas, réputé pour sa misogynie, encourage Valadon en lui déclarant : « Vous êtes des nôtres ! » (voir June Rose, Valadon, Mistress of Montmartre, 1999). Une artiste majeure ne peut en effet qu’être une exception et doit s’apparenter au sexe fort d’une manière ou d’une autre. Pour les critiques, sa manière franche s’oppose à celle, délicate et évanescente, de Marie Laurencin, considérée comme féminine. Pierre de Colombier estime même que Valadon semble « cacher son sexe », refusant de plaire avec sa peinture « rugueuse » (dans « Les beaux-arts », La Revue critique des idées et des livres, 1922).

 

Tenues de se conformer aux attentes sociales, beaucoup d’artistes femmes du 19siècle adoptaient une posture « féminine » ou au contraire se virilisaient, d’autres tentant d’échapper aux préjugés par l’emploi d’un pseudonyme. 

 

Valadon commence à peindre vers 1892 et expose dès 1894 au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts. Elle n’adhère pas à l’Union des femmes peintres et sculpteurs, fondée en 1881 pour conquérir des droits, entre autres celui d’étudier aux Beaux-Arts. Ce n’est qu’à l’âge de soixante-huit ans qu’elle décide d’exposer avec la Société des Femmes artistes modernes, créée trois ans plus tôt, en 1930. On ne lui connaît pas de déclaration « féministe ». Elle ne se situe donc pas dans le cadre de l’action politique collective, plutôt dans celle d’une trajectoire indépendante. Mais bien que ne revendiquant pas d’autre statut que celui d’artiste, à l’égal de ses confrères, et n’ayant pas créé d’école, Valadon ouvre la voie à d’autres artistes après elle, comme Joan Mitchell, qui se déclare « ni femme ni homme, ni vieux ni jeune » (citée par Camille Morineau dans Artistes femmes, de 1905 à nos jours). La parité ne deviendra réelle que lorsque les artistes seront regardés en tant que tels et non plus en fonction de leur genre. ◼

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