Sans titre

Au sein de la scène new-yorkaise de la fin des années 1960, Joel Shapiro réalise des œuvres qui semblent retenir de l’art minimal une abstraction radicalement épurée. Sa géométrie apparaît en fait comme la simplification de formes architecturales emblématiques, à l’instar de ce grand dessin de 1976, qui fait partie d’une importante série d’œuvres proches. Le fusain y inscrit d’épaisses lignes noires orthogonales, qui constituent un motif carré aux contours irréguliers évoquant le plan d’une hypothétique construction. À cette œuvre et à ses semblables répondent, à la même époque, des sculptures en fonte de fer ou de bronze où sont réduites à leur plus simple expression les lignes archétypales d’une maison, d’un pont ou d’autres structures architecturales, beaucoup de ces dernières étant fondées sur l’encorbellement et le porte-à-faux. Mais alors que les sculptures de Shapiro, sortes de réductions d’objets domestiques, sacrifient l’échelle monumentale du minimalisme à une forme d’art plus intimiste, le dessin joue, presque à contre-emploi, sur l’effet procuré par l’adoption de grandes dimensions. Celles-ci, comme dans certains dessins de Richard Serra ou de Robert Morris, rendent sensibles le passage de la main et la valeur physique du travail de l’artiste. En témoignent non seulement la lourde solidité des structures noires fournies par la matière fragile du fusain mais aussi les salissures brouillonnes de la feuille – traînées du fusain engendrées par l’exécution, marques de doigts résultant des manipulations de la feuille. Tous ces détails techniques font percevoir l’effort de la création et réhabilitent une dimension manuelle, haptique : c’est là l’un des grands apports de la génération postminimaliste, qui met ainsi fin à la prédominance antérieure d’un paradigme industriel, dans lequel la neutralité de la facture était érigée au rang de dogme.

Arnauld Pierre

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008