La Chanson de la chair
[1920]
Informations détaillées
Artiste |
Max Ernst
(1891, Allemagne - 1976, France) |
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Titre principal | La Chanson de la chair |
Date de création | [1920] |
Domaine | Dessin | Collage |
Technique | Gouache, mine graphite et illustrations de magazine découpées et collées sur papier |
Dimensions | 15 x 20,8 cm |
Inscriptions | Signé en bas à droite : max ernst. Non daté |
Acquisition | Achat, 1981 |
Secteur de collection | Cabinet d'art graphique |
N° d'inventaire | AM 1981-8 |
Analyse
« Au-delà de la peinture » : l’adhésion de Max Ernst à Dada en 1919-1921, à Cologne, où il est aux côtés de Baargeld et d’Arp, constitue le point de départ décisif d’une démarche fondamentalement subversive qui, dans le contexte politique du mouvement, apparaît singulière, fondée pour l’essentiel sur l’appel à des procédés de détournement relevant du hasard – collage, frottage, grattage, etc. Ses premières expérimentations, effectuées sur le papier, annoncent les principes qui conduiront tout son œuvre : transgression systématique du réel et des formes déjà disponibles, mise en question de l’identité de l’objet, révélation des ambivalences et des pouvoirs oniriques du donné le plus banal. Dans la douzaine de planches frottées exécutées à Cologne en 1919-1920, ensemble auquel appartient la Roue orthochromatique (Spies-Metken, nº 324), Ernst exploite, à partir de la manipulation d’objets usuels (des caractères d’imprimerie en bois et des clichés typographiques, matériaux de prédilection de ses amis Dada), les multiples possibilités de montage et de démontage, de dédoublement et de renversement de formes identiques, en même temps qu’il procède – et ce pour la première fois – à une combinaison ambiguë, complexe, indiscernable, de différentes techniques : impression, frottage, ajouts à l’encre, à l’aquarelle et à la gouache. Il aboutit à une image non pas chaotique et de provocation, mais compacte et unifiée, assemblage de formes ayant perdu leur caractère de stéréotypes. Plus que l’efficace sonore et visuelle d’un message (propre à Dada), compte ici le pouvoir poétique, suggestif, perturbateur, d’une image inédite, auquel contribue le commentaire manuscrit, tout aussi énigmatique, qui l’accompagne : « la grande roue orthochromatique qui fait l’amour sur mesure ». Outre la thématique de la mécanique érotique, c’est l’invention de ce nouveau type de « dessin » qui suscite l’engouement des amis poètes – Eluard et Tzara surtout. Ernst est invité à présenter en mai 1921 ses planches frottées et ses collages à Paris, au Sans Pareil, dans une exposition dont Breton rédige la préface du catalogue : Eluard choisit cette Roue, qui passera en 1924 dans les mains de Michel Leiris – première œuvre à être achetée par le futur inventeur des jeux typographiques et sémantiques de Glossaire, j’ y serre mes gloses.
Mais c’est avec le procédé du collage, en 1920-1921, qu’Ernst élabore véritablement sa poétique du détournement, de la citation et de l’interprétation – le « rêve de médiation » (Breton) – qui régira son œuvre peint dès 1922-1923. Dans La Chanson de la chair (Spies-Metken, nº 385), les éléments collés (une suite de chiens, un éventail, une balle de tennis), comme le texte qui « encadre » la feuille de papier ironiquement tout autour, s’intègrent à la reproduction d’un cliché photographique (une sorte de paysage en perspective), retouchée (à peine) à l’aquarelle et au crayon. Le montage de fragments d’images hétérogènes – recyclant tous ces « clichés » – est déjà investi des ressorts qui vont définir le collage surréaliste : surprise, dépaysement, merveilleux. Résultat plus hallucinatoire encore, Les Moutons (Spies-Metken nº 443) offrent également un bel exemple de ce qui fera la singularité du collage ernstien. Y est fait appel à cet obsolète et hypnotique réservoir de formes donné par des reproductions périmées de revues et de livres encyclopédiques du XXe siècle. Et, loin d’être facteur de perturbation, l’introduction d’éléments disparates (traîneau, fouet, œil, soldat, bras d’écorché) sur la feuille de démonstration de stéréométrie tirée du Manuel de l’Institut pédagogique de Cologne crée une image homogène – et par là troublante –, qui a la coalescence d’une image de rêve, sa cohérence secrète : ainsi déplacés, dialoguant avec les fragments figuratifs, les objets de géométrie sont dotés d’un pouvoir énigmatique, celui-là même qui s’attachait aux objets habitant les espaces métaphysiques de Chirico, dont on sait l’influence sur Max Ernst dès 1919. Quasiment invisibles, les retouches qu’il opère sur le collage répondent à son désir d’effacer les marques de son procédé : il a également recours à la photographie pour saisir la cohérence plastique de la nouvelle image donnée par le collage, avant d’en offrir, fin 1921 et 1922, une autre traduction, celle-ci monumentale, avec ses premières peintures, qui peuvent être considérées comme des collages peints (L’Éléphant célèbes, Londres, Tate ; Ubu Imperator, MNAM).
Le collage de reproductions Die Anatomie als Braut, qui s’inscrit dans la suite des Fatagaga de 1920 (Santa Conversazione, Le Rossignol chinois, The Punching Ball), a ainsi fait l’objet d’une photographie (Spies-Metken, nº 423) signée et intitulée par Ernst, reconnue donc comme l’œuvre finale, dont il serait la maquette originale : l’hétérogénéité des éléments collés, de natures et d’échelles différentes, la visibilité des retouches – effectuées pourtant par Ernst, soit pour écraser les coutures, soit pour renforcer l’illusion perspective – qui stigmatisent encore le collage s’effacent dans la photographie finale. Si ce mannequin automate étendu et renversé est de résonance chiriquienne, l’ironie subversive de l’image – où se mêlent thématique mécanique, guerrière et érotique, et iconographie religieuse classique (perspective tronquée du Christ gisant de Mantegna) – fait de l’œuvre une pièce exemplaire de l’esprit Dada (avec lequel Ernst marque néanmoins une certaine distance dans le manifeste Dada au grand air, qu’il rédige avec Arp et Tzara au Tyrol l’été 1921). Un dernier avatar de cette mariée au tombeau, célébration des noces d’Éros et de Thanatos, pourra être trouvé dans le grand simulacre de la Mariée morte d’Étant donnés de Marcel Duchamp.
Agnès de la Beaumelle
Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008