Fille au miroir
1906
Fille au miroir
1906
Georges Rouault peint ses premières « filles » à partir de 1902. Il loue un atelier à proximité de la place Clichy et y fait monter des prostituées qui posent en échange de l’espace chauffé du local. Dans ce nu, le reflet du regard dans le miroir trahit une angoisse intérieure qui tranche avec la fierté provocante de la pose. De même, Rouault entremêle un dessin caricatural, proche de celui d’Honoré Daumier et Henri de Toulouse-Lautrec, et une sensualité noble dans les nuances et contrastes des couleurs. L’artiste ne juge pas cette femme ; il met à nu tout autant la splendeur pathétique de son corps que sa misère physique et morale.
Domaine | Dessin |
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Technique | Aquarelle, encre de Chine et pastel sur carton |
Dimensions | 70 x 55,5 cm |
Acquisition | Achat, 1952 |
N° d'inventaire | AM 1795 D |
Informations détaillées
Artiste |
Georges Rouault
(1871, France - 1958, France) |
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Titre principal | Fille au miroir |
Date de création | 1906 |
Domaine | Dessin |
Technique | Aquarelle, encre de Chine et pastel sur carton |
Dimensions | 70 x 55,5 cm |
Inscriptions | Monogrammé et daté en haut à gauche : GR / 1906 |
Acquisition | Achat, 1952 |
Secteur de collection | Cabinet d'art graphique |
N° d'inventaire | AM 1795 D |
Analyse
Sur la double page que la revue L’Illustration consacre au IIIe Salon d’automne de 1905 – où éclate le scandale des Fauves – figure en haut à droite, sous l’ancien titre Forains, Cabotins, Pitres, une reproduction de Jeu de massacre, à côté de la Femme au chapeau de Matisse. Cette association étroite conduit quelques commentateurs à inclure la grande aquarelle de Rouault dans la salle que le critique Louis Vauxcelles qualifie ironiquement de « cage aux fauves ». C’est pourtant dans une tout autre section qu’ont été accrochées les trois œuvres de Rouault présentes au Salon – hormis cette scène de fête foraine, un paysage crépusculaire et un triptyque intitulé Filles (ultérieurement divisé en trois tableaux distincts). En dépit de son amitié avec Matisse et Marquet, qui, comme lui, ont travaillé dans l’atelier de Gustave Moreau, Rouault n’a jamais fait partie du cercle des peintres fauves. S’il aborde dès 1903 les mêmes thèmes – les filles et le monde du cirque –, la nervosité de ses aquarelles, leur veine caricaturale rappellent davantage l’excès expressif de Daumier et de Toulouse-Lautrec que les juxtapositions de taches et d’aplats colorés de ses amis. En témoigne précisément Jeu de massacre, une des œuvres les plus remarquables de cette première période, peinte à l’aquarelle et à la gouache sur papier – comme l’essentiel de sa production à ses débuts. Rouault joue sur l’ambivalence de la scène. Il traite avec la même violence grotesque les poupées en métal à abattre que la tenancière du premier plan, comme si ces mannequins étaient aussi vivants qu’elle. La pose mélancolique, le regard rêveur et la couleur rouge de sa robe la distinguent pourtant de la rangée menaçante des pantins bourgeois.
La commisération que Rouault, depuis ses premiers émerveillements d’enfance, éprouve autant envers les gens des fêtes foraines qu’à l’égard des acrobates du cirque est connue : dans une lettre écrite en 1905 à Édouard Schuré, il dit combien les saltimbanques, avec leurs voitures de nomades arrêtées sur la route – ce vieux pitre dans son habit brillant et bariolé assis au coin de sa roulotte – le bouleversent. Derrière « l’habit pailleté », c’est « une vie d’une tristesse infinie » qu’il perçoit et qui lui inspire « une incommensurable pitié » : l’atmosphère sombre, noire, qu’il confère à la scène, à peine traversée de lueurs rougeoyantes, est celle de toute sa production de l’époque.
Une même mélancolie se dégage de Parade, une aquarelle reprise à l’huile que Rouault a gardée dans son atelier jusqu’à sa mort en 1958 : elle est l’une des quatre œuvres offertes au Musée, qu’il conservait comme « toiles témoins » de ses recherches picturales. Les traces de craie indiquent son intention de reprendre ce dessin resté inachevé. Réalisée entre 1907 et 1910 en reprenant de façon inversée et dans un coloris plus sombre une aquarelle de 1907 (La Parade, Bâle, Kunstmuseum), l’œuvre offre un gros plan d’une scène de cirque : deux saltimbanques en mouvement – un Arlequin et un Pierrot – occupent l’estrade comme des fantômes aux gestes d’automates. À la différence de Toulouse-Lautrec, « faiseur d’affiches et peintre réaliste », Rouault serait, avec ses clowns et filles de cirque, comme il l’écrit à André Suarès en 1917, « dans la poésie » : « Je suis un imaginatif de la forme, de la couleur et de la matière », affirme-t-il. L’éclatement, l’instabilité des figures, lacérées de tracés rapides et brouillons, comme des balafres, restituent le tintamarre sonore de cette grotesque parade.
Si le thème du cirque demeurera un objet permanent de fascination pour Rouault – en 1938, Vollard édite pour lui Cirque de l’Étoile filante –, il abandonnera celui de la prostituée. C’est en 1902, dans un modeste atelier de la rue Rochechouart partagé avec plusieurs peintres (dont Marquet) que Rouault peignit ses premières Filles. Faute d’argent pour des modèles, des prostituées des grands boulevards auraient été invitées à venir s’y réchauffer aussi souvent qu’elles le voulaient. Rouault n’éprouvait pour elles « que de la pitié ». Il ne concevait pas l’ignominie dont certains critiques les accusaient. Le dessin de 1905 surprend pourtant par la disgrâce des visages des trois filles, dont les traits grimaçants rappellent ceux, tuméfiés, de l’Écuyère et de l’Ivrognesse, peints la même année (Paris, MAMVP). Tels les pantins du Jeu du massacre, des corps raides sont alignés dans des poses différentes, pudiquement obscurcis par la craie noire. Seules les couleurs des colifichets et rubans égaient ce sombre étalage de chair. La série de filles assises sur leur lit ou devant un miroir, le bras levé, est incomparablement plus noble et sensuelle. Le corps blanchâtre de la Fille au miroir (1906), une des plus belles versions, se mue en une figure amphore dont les tracés noirs renforcent la majesté sculpturale. La clarté de la chair contraste avec les profondeurs bleutées du fond qui rappellent celles des dessins de Constantin Guys. Le reflet de son regard trahit une angoisse intérieure qui tranche avec la fierté provocante de la pose. Là encore Rouault met à nu tout autant la splendeur pathétique des corps que la misère physique et morale de ces femmes.
Angela Lampe
Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008