Pas de deux

Tous domaines confondus – dessin, peinture, roman, théâtre, télévision, cinéma –, l’œuvre protéiforme de Topor procède d’une délicate alchimie de terreur, de grotesque et d’humour noir : contre la fadeur du réel, elle met en scène un imaginaire autrement pimenté. Dès les années 1960, Topor se révèle un maître incontestable du bizarre, créateur de monstres et amateur de vices ; il collabore alors au journal satirique Hara-Kiri, et fonde avec Arrabal et Jodorowsky le groupe Panique : halte à l’ordre et à la raison, appel au chaos et à la dérision, sous le signe du dieu Pan, lubrique et provocateur. À l’origine des manifestations « paniques » comme de tout l’œuvre dessiné de Topor réside un unique projet : dépeindre la plus irréductible nature de l’homme, c’est-à-dire en lui la bête, ses phantasmes, ses cauchemars. Il s’agit donc, en traits de plume et traits d’esprit, d’« illustr[er] sans complexe/Le sang, la merde et le sexe » – mais aussi la mort, avenir irrémédiable de l’homme : « L’inconfortable situation que j’occupe dans l’univers, si humble soit-elle, me sera bientôt retirée. Aujourd’hui… Déjà demain. L’année prochaine… Soudain l’année dernière. Et puis la mort, la disparition du langage, l’explosion du Soleil, le néant à perte de vue » (Jachère-party, 1996). Dans Pas de deux, la mort règne, une fois encore : au fond d’une sombre vallée à l’horizon bouché, deux hommes de peine vissent un crâne, sans répit (le pas de vis est infini). Pas de bourreau, car c’est la mort elle-même qui mène évidemment la danse et fait tourner le manège, le labeur quotidien des hommes en gris. Dans les dessins de Topor, peu importe la résolution de l’énigme ; l’absurde est roi. Leur atmosphère d’étrangeté, ainsi que leur facture travaillée en fines hachures, les apparente à Brueghel, à Callot ou à Goya – tandis qu’ils dérivent vers le fantastique à la manière des contes cruels et des romans noirs. Tant de visions pour apprivoiser l’épouvante, la fin ultime ; Topor adresse à ses lecteurs comme à lui-même un avertissement récurrent : « Vous n’êtes pas un personnage historique mais un personnage épisodique. Ne l’oubliez jamais » (La Princesse Angine, 1967).

Anne Lemonnier

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008