Szenen II

Le fugitif et le volatile, le subtil, qu’il soit léger ou compact : à ces notions s’attache le dessin hors pair du Bernois Markus Raetz, qui est aussi sculpteur. Il repose sur l’ondulation souple et instable de la ligne, qui interroge et suggère, ébauche le récit d’une fable, un scénario ; et, plus rarement, sur la tache noire de l’encre, mais alors l’artiste la traite comme la morsure progressive de l’acide sur la plaque. Ainsi procède-t-il, apparemment, pour cette suite sur journal imprimé, Szenen II, réalisé sur douze doubles pages de la gazette de Berne, froissées et montées sur panneau. À la manière d’un roman-photo ou du découpage d’un film, ces douze séquences obscures – où l’on retrouve les thèmes développés par Raetz depuis les années 1960 (l’ombre, le corps, la vitesse…) – constituent un récit dont la noirceur augmente avec l’envahissement progressif des pages de journal par l’encre du dessin. Des figures tentent d’apparaître à la lumière, sortent du noir ou y reviennent, dans une marche immobile, dans un temps qui pourrait être celui du futur antérieur, et qui est celui du rêve : « On pourrait se demander, écrit Freud, si le rêve a toujours trait aux événements du jour précédent ou s’il peut aussi utiliser des impressions provenant d’une période un peu plus étendue du passé le plus récent. Ceci n’a pas une grande importance, mais je crois que seul le dernier jour (Traumtag) agit. »

Les feuilles du journal dont Markus Raetz tapisse le panneau de Szenen II sont le Traumtag freudien, le jour du rêve dans lequel le dormeur puise le matériau immédiat de son activité onirique et qui se trouve, littéralement, déposé dans le texte du quotidien. La disposition tabulaire de l’ensemble épouse l’ordre de la lecture, de gauche à droite et de haut en bas, mais les pages du journal, exposées à la verticale et peu à peu envahies par l’encre du dessin, deviennent progressivement illisibles, à l’exception de trois mots, isolés, qui apparaissent en réserve sur la dernière vignette du panneau : « Leben », « Traum », « Bild » (Vie, rêve, image). Szenen II scénarise le recouvrement du texte par l’image et la transformation de l’expérience du jour en ce fait divers nocturne que constitue le rêve.

Philippe-Alain Michaud

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008