Orthros et le Classique

L’œuvre de Gérard Garouste impose depuis le début des années 1980, avec une provocation et une ambiguïté qui deviendront de plus en plus paradoxales, le retour du sujet, de la figuration et du récit en peinture, de manière fortement théâtralisée (les premiers travaux du peintre, dans les années 1970, étaient destinés au théâtre). Non qualifiable, irréductible au mouvement de la Transavantgarde, Garouste inscrit d’emblée son engagement dans un « grand genre » prenant racine dans le mythe. Orthros et le classique , grand dessin au fusain de 1981-1982, s’intéresse à un personnage peu connu de la mythologie grecque : frère de Cerbère et père du Sphinx, Orthros était un chien à deux têtes (l’une regardant vers le futur, l’autre vers le passé), qui gardait les troupeaux de Géryon avec le berger Eurytion et qui fut tué par Héraklès ; dans d’autres récits, il est identifié à Sirius, qui guidait le géant énucléé Orion. La mythologie est pour Garouste à la fois un support et un alibi prenant en charge allégoriquement la question de la mission du peintre, messager entre le passé et le futur, guide aveugle et clairvoyant, figure double, partagée entre raison et folie, ordre et démesure.

Le choix de la technique traditionnelle du fusain (appliquée ici à un format de carton de tapisserie), l’usage de l’estompe, le modelé appuyé et le jeu violemment contrasté du clair-obscur renvoient au maniérisme italien ou espagnol et proclament, à une époque où l’art est devenu une production commune, la foi du peintre dans le « grand métier », fermement ancré dans l’atelier. Reprenant l’opposition entre le sauvage et le cultivé qui habite son œuvre depuis sa création théâtrale Le Classique et l’Indien , présentée en 1977 au Palace, ce grand dessin spectral se construit sur la tension dramatique entre les deux figures placées de part et d’autre du vide central du paysage : l’homme et le chien sont en égal suspens dans le vertige de l’espace, tendus l’un vers l’autre dans une torsion à la fois répulsive et attractive.

En 1981, Gérard Garouste connaît un rapide succès en exposant à New York une série d’œuvres sur des sujets mythologiques (notamment la toile Adhara , similaire à Orthros ), qui prennent le monde de l’art à contre-pied. À l’exposition du Centre Pompidou « In Situ », en 1982, Orthros était accompagné de Canis Major , restitution en trois dimensions, en verre et bronze, de la constellation du Chien.

Sébastien Gokalp

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008