Wertbrief (Lettre chargée)
1933
Wertbrief
(Lettre chargée)
1933
Domaine | Dessin |
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Technique | Peinture à la colle appliquée au couteau sur papier monté sur carton |
Dimensions | 33 x 21 cm |
Acquisition | Donation Louise et Michel Leiris, 1984 |
N° d'inventaire | AM 1984-558 |
Informations détaillées
Artiste |
Paul Klee
(1879, Suisse - 1940, Suisse) |
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Titre principal | Wertbrief (Lettre chargée) |
Date de création | 1933 |
Domaine | Dessin |
Technique | Peinture à la colle appliquée au couteau sur papier monté sur carton |
Dimensions | 33 x 21 cm |
Inscriptions | Signé en haut à droite : Klee. Daté et titré sur le montage en bas au centre : 1933 F 2 wertbrief |
Acquisition | Donation Louise et Michel Leiris, 1984 |
Secteur de collection | Cabinet d'art graphique |
N° d'inventaire | AM 1984-558 |
Analyse
Exécutées entre 1930 et 1933, ces quatre œuvres peuvent être réunies en séquence, tant les événements ont alors pesé sur la destinée de l’artiste et tant sa production s’en est ressentie. Moins d’un an après avoir réalisé la première, Prophet, Paul Klee quitte son poste au Bauhaus pour enseigner à l’académie de Düsseldorf, dont il est congédié en avril 1933 par les autorités nazies ; en novembre de la même année, il y perd son atelier et, désormais dans l’incapacité totale de travailler, se voit contraint de quitter définitivement le pays pour Berne. Pendant cette période fortement troublée – prise de pouvoir par le parti national-socialiste de Hitler, mise en place de la politique répressive du nouveau régime, attaques et intimidations répétées contre les artistes d’avant-garde –, la tendance expressionniste prend le pas, dans son art, sur l’esprit de construction développé dans les années 1920 : la matière – tempera, gouache, peinture à la colle, pastel – est très présente dans ces œuvres, pour certaines traitées grossièrement au couteau et qui toutes portent les traces, violentes, perturbées, de leur exécution ; la minutie du graphisme fait place à des tracés plus épais, à des aplats grossiers et à des formes plus amples et indéterminées. Klee frôle l’abstraction, dans Sturm durch die Ebene ou Blütenzauber, tout en refusant de s’associer à cette tendance – « la nature reste pour moi, écrit-il, la condition sine qua non » –, mais en accréditant toutefois la thèse de Wilhelm Worringer selon laquelle ce mode d’expression s’impose aux créateurs dans les périodes d’angoisse. Ces années noires se traduisent également par la gamme chromatique, majoritairement éteinte et sombre dans les œuvres de cette époque (comme Nekropolis, Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrhein-Westfallen) : la tempête, si elle fait encore lointainement écho à celle des romantiques, est surtout celle, politique, qui est en passe de s’abattre sur l’Allemagne et l’Europe tout entière. À l’issue de la période faste du Bauhaus – Klee y était surnommé le « Bauhausbuddha » – et au seuil de la tourmente, Prophet est marqué par l’influence d’Alexej von Jawlensky pour sa frontalité, d’Alfred Kubin et d’Honoré Daumier pour ses déformations expressives ; cette figure, proche des dessins d’enfants, porte une méditation prémonitoire sur le statut de l’artiste, persécuté précisément pour sa recherche de spontanéité et de liberté.
Dès mars 1933, des expositions où figurent nombre d’œuvres de Klee stigmatisent l’art moderne, une perquisition est ordonnée dans la maison de l’artiste à Dessau au cours de laquelle des documents sont saisis, son enseignement est mis en cause et il se voit fréquemment sommé de produire les preuves de son aryanité. Dans Wertbrief se concentrent ainsi métaphoriquement le prix attaché aux échanges, avec sa femme Lily – restée dans la maison de Dessau – et avec les amis, suisses en particulier, mais aussi les difficultés financières, la pesanteur des démarches administratives, la suspicion permanente calmée à coups de certificats en tout genre, et le secret, enclos dans l’enveloppe scellée ; et la lettre alors se fait paysage, avec un sceau de cire rouge pour soleil, comme si là était le seul horizon. Dans cet étouffoir qu’est en train de devenir l’Allemagne, la nature apparaît comme l’ultime refuge pour la vie menacée : une luminosité nocturne se dégage, sur une base sombre, des formes saturées de pastel, cernées de noir et comme nouées sur elles-mêmes qui composent Blütenzauber ; s’y trouve préfigurée l’importance du paysage pour les artistes allemands qui choisiront l’exil intérieur.
Le destin de ces œuvres accuse la difficile réception de Klee en France : Sturm durch die Ebene, acquise par le Musée du Luxembourg en 1938 par l’entremise de Daniel-Henry Kahnweiler, a été la première à intégrer les collections nationales françaises ; Blütenzauber, donnée par Heinz Berggruen, a été la deuxième, vingt ans plus tard, en 1958. Si les œuvres de cette période troublée sont généralement jugées peu représentatives de la production de Klee, elles n’en ont pas moins marqué la peinture des années 1950, entre autres celle d’un Serge Poliakoff, de même que l’on peut aisément rapprocher Prophet de certains portraits de Jean Dubuffet. La violence, quasi grossière, qui s’en dégage s’accommode mal de l’image convenue d’un Klee poétique, enfantin et insouciant, et apprécié surtout pour le raffinement infiniment délicat de ses procédures graphiques. Bel exemple d’incompréhension donc, grevée en outre par les conflits franco-allemands : Kahnweiler, marchand de l’artiste à partir de 1933 et entre les mains duquel resta Wertbrief, échoua dans ses diverses tentatives de faire accepter par le marché français cette œuvre hautement significative et si déterminante pour l’art du xxe siècle.
Guitemie Maldonado
Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008