Exposition / Musée
Bacon en toutes lettres
11 sept. 2019 - 20 janv. 2020
L'événement est terminé
Billet exclusivement en ligne
À la suite des monographies consacrées à Marcel Duchamp, René Magritte, André Derain ou encore Henri Matisse, le Centre Pompidou poursuit la relecture des œuvres majeures du 20ème siècle et consacre une vaste exposition à Francis Bacon.
Les six salles de « Bacon en toutes lettres » placent la littérature en leur cœur. De grandes voix lisent en français et en anglais des textes d’Eschyle, Nietzsche, Bataille, Leiris, Conrad et Eliot. Ces auteurs, qui ont tous inspiré à Bacon des œuvres et des motifs, partagent un univers poétique, forment comme une famille spirituelle dans laquelle s’est reconnu le peintre. Ils ont en commun la même vision réaliste, amoraliste du monde, une conception de l’art et de ses formes libérée des a priori de l’idéalisme.
L'exposition « Bacon en toutes lettres » sera présentée du 23 février au 25 mai 2020 au Museum of Fine Arts de Houston.
Quand
11h - 21h, tous les jours sauf mardis
Où
Présentation par le commissaire de l'exposition
L’œuvre tardif, 1971-1992
En 1985, l’historien de l’art David Sylvester s’entretient avec Francis Bacon dans son atelier. Le peintre lui désigne un tableau posé sur son chevalet ; l’œuvre a pour titre : Eau coulant d’un robinet. Bacon l’a réalisée deux ans plus tôt. « C’est sans doute un de mes plus beaux tableaux. […] parce que je le trouve ‹ immaculé › […] c’est une invention où j’ai eu le sentiment pendant un moment que ma peinture fonctionnait. » Produire une œuvre « immaculée » est le but qu’aura poursuivi Bacon pendant plus de quarante ans. La chose était loin d’être aisée. Pour ce faire, il lui avait fallu inventer une technique capable de concilier l’intensité, la précision dont les moyens techniques de la photographie, du cinéma avaient doté l’image moderne, et la délicatesse nécessaire à la restitution du frémissement, du mouvement même de la vie : être à la fois Eisenstein et Degas…
Quelque chose, indubitablement s’était produit au début des années 1970, permettant enfin aux peintures de Bacon de gagner la précision, la clarté, l’intensité qui les rendaient « immaculées ». En 1971, les Galeries nationales du Grand Palais lui avaient consacré une exposition rétrospective qui allait internationalement et définitivement le consacrer comme un des artistes majeurs de la seconde moitié du 20e siècle. Conscient de l’enjeu que représentait pour lui cette exposition, il avait réalisé pas moins de quatre nouveaux triptyques l’année précédente. Il était allé jusqu’à peindre des répliques de ses tableaux anciens, de ceux que leurs propriétaires (musées ou collectionneurs privés) refusaient de prêter. Au Grand Palais, à un peu plus de soixante ans, Bacon pouvait mesurer le chemin artistique parcouru, juger de ses erreurs passées, mesurer ses progrès accomplis. Quelques années plus tôt, en 1966, Picasso avait lui aussi vu dans la rétrospective que lui consacrait le même lieu le prétexte à un nouveau départ.
Au constat que provoquait le déploiement de vingt-cinq ans de peinture était venue se superposer l’émotion de la mort de son compagnon George Dyer, survenue quelques jours à peine avant la date du vernissage. Bacon devait réaliser trois triptyques (dits « noirs » par le critique Hugh Davies) en souvenir de G. Dyer. La culpabilité inspirée par ce décès devait en outre s’exprimer par l’invasion dans sa peinture d’une horde de Furies, figures hideuses et vengeresses, venues de la tragédie antique. Aussi pénible qu’elle ait pu être, la mort de Dyer devait avoir un effet libérateur. Ce décès, qui prenait symboliquement la forme d’un parricide, éloignait définitivement de Bacon le spectre du Père-Commandeur qui le hantait jusque-là.
Bacon in books
La bibliothèque de Francis Bacon a été conservée, inventoriée par le Trinity College de sa ville natale, Dublin. Elle compte plus de mille titres. Au sein de ce vaste corpus, certains ouvrages, certains auteurs se distinguent, pour avoir été explicitement cités par Bacon comme sources d’inspiration de ses œuvres. Au premier rang, figure L’Orestie d’Eschyle. En 1981, Bacon explique que cette trilogie est directement à l’origine d’un de ses triptyques. Ses liens avec Eschyle sont des plus anciens. Il découvre L’Orestie à la fin des années 1930, en assistant, à plusieurs reprises, aux présentations de la pièce de T.S. Eliot qui transpose le récit des tragédies grecques dans l’Angleterre contemporaine (The Family Reunion). Quelques années plus tard, Bacon découvre l’ouvrage qu’un érudit irlandais (W. B. Stanford) a consacré à la trilogie d’Eschyle. Après 1971 et le décès de George Dyer, les figures des Euménides, ces créatures qui incarnent la culpabilité née des crimes parricides, déjà présentes dans son premier triptyque en 1944, envahissent littéralement ses tableaux. L’intérêt de Bacon pour la tragédie grecque le conduit logiquement à Nietzsche, son exégète le plus acéré. La Naissance de la tragédie du philosophe allemand achève de le persuader que la création la plus accomplie se nourrie de l’influence complémentaire du culte de la beauté parfaite inspirée par Apollon, et simultanément, des forces destructrices, de l’informe que déchaînent l’ivresse, la violence dionysiaque. Les auteurs de prédilection de Bacon témoignent de la continuité entre des valeurs contradictoires, de cette co-intelligence des contraires. L’inextricabilité des principes de civilisation et de barbarie fait l’objet du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, les liens d’éros et de thanatos constituent le fondement des écrits de Georges Bataille… Dans la pléiade des écrivains chers à Francis Bacon, Michel Leiris occupe une place à part. Traducteur de la version française de ses entretiens avec David Sylvester, l’auteur de L’Âge d’homme devient le préfacier de ses expositions parisiennes. L’écrivain et le peintre se rencontrent à Londres, en 1965. Leiris adresse à Bacon la réédition récente de son Miroir de la tauromachie (publié en 1938) dans lequel il développe un parallèle entre l’art du poète et celui du matador. Une année après sa lecture de l’ouvrage, Bacon peint son premier taureau. Outre la poétique, Bacon transpose plastiquement chez Leiris, comme chez T.S. Eliot la forme fragmentaire de leurs œuvres, leur esthétique du « collage », qu’il rend parfois explicite, introduisant dans ses compositions des pages de journaux.
L’art moderne est supposé être né du divorce de la peinture avec la littérature. C’est ce que professent Georges Bataille, André Malraux ou Gaétan Picon, attribuant à Manet (avec son Déjeuner sur l’herbe de 1863) d’avoir tordu le cou à une littérature, mythologique ou religieuse, qu’illustraient la peinture classique, puis académique. Conscient de cette histoire qui prend force de loi dans la seconde moitié du 20e siècle et justifierait l’avènement d’une « peinture pure » (d’une peinture abstraite qui ne serait plus vouée qu’à l’exploration de ses propres constituants matériels), Bacon se devait de réinventer la relation entre peinture et littérature. Il le dit, le répète, son art n’est en rien « illustratif ». Les textes auxquels il se réfère lui inspirent des images, déconnectées de tous récits. Ses lectures d’Eschyle s’incarnent dans les figures des Érinyes, plus synthétiquement encore dans une flaque de sang dont il multiplie les apparitions, jusqu’à en faire le sujet unique d’un de ses tableaux.
Réaliste, Vitaliste
Bacon n’a rien autant contesté que la lecture « expressionniste » de son œuvre. Aux antipodes d’un art de l’effusion, il a revendiqué son réalisme, son obsession d’objectivité. C’est à cerner les contours de ce réalisme que s’est employé Michel Leiris, dans la correspondance qu’il a entretenue avec le peintre. La difficulté de cette entreprise tenait au fait que pour Bacon le réalisme était à réinventer. La photographie, le cinéma étaient pour lui des inventions suffisamment anciennes, leur histoire, leur analyse suffisamment établies pour que leur véracité réaliste ne soit plus considérée comme un acquis. Le réalisme, pour Bacon, résidait dans l’invention d’une forme capable d’abréger, de synthétiser le réel, capable d’être formulée avec la précision, la concision d’un mouvement de muleta, celui de l’arabesque que dessine la pointe d’un fleuret. Cette forme, mixte d’observation scrupuleuse et d’expression instinctive, devait en outre être capable de capter le frémissement, le mouvement même propre à la vie. Gaétan Picon résumait ce projet, constatant que : « seul compte pour ce peintre l’art en duel avec la vie et seule témoigne de ce duel la distorsion que l’étreinte de la vie impose à la forme. » Capter le mouvement de la vie est ce dont ont été capables les images modernes qui fascinaient Bacon. Ce que s’employaient à faire les images « chronophotographiques » de Muybridge, ce qu’accomplissait le cinéma. Le « vitalisme » dont Bacon s’applique à doter ses images était bien conforme à l’esthétique que lui inspirait la philosophie de Nietzsche. Pour être totalement accordée aux thèses de La Naissance de la tragédie, cette exaltation de la vie se devait de s’ouvrir à son négatif, à la puissance délétère de la mort. D’où les malentendus, la fixation d’une critique sensationnaliste sur la dimension morbide d’un art qui dit ne considérer la mort qu’à proportion de sa passion pour la vie. « Plus on est obsédé par la vie, plus on est obsédé par la mort », confie Bacon à l’un de ses interviewers.
Source :
Par Didier Ottinger, conservateur, musée national d'art moderne, commissaire de l'exposition
In Code couleur n°35, septembre-décembre 2019, p. 10-15
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