Débat / Rencontre
Manger
19 - 22 mars 2004
L'événement est terminé
Manger fait débat. Comme toujours ? Plus que jamais La nourriture est devenue emblématique des impasses d'un développement non maîtrisé. C'est aujourd'hui un objet de conflit, l'enjeu d'une bataille qui revêt une dimension planétaire.
Manger fait débat. Comme toujours ? Plus que jamais... La nourriture est devenue emblématique des impasses d'un développement non maîtrisé. C'est aujourd'hui un objet de conflit, l'enjeu d'une bataille qui revêt une dimension planétaire.
Les pays pauvres demeurent menacés par les famines et soumis aux effets de la malnutrition. Les pays riches gèrent avec des difficultés croissantes les conséquences sanitaires et écologiques des excès de la production et de la consommation. Le spectre de la catastrophe sanitaire rode, réveillant des peurs ancestrales, renouvelées et amplifiées par le progrès technique qui était censé les éradiquer.
Un sentiment généralisé d'insatisfaction se développe à l'égard de la nourriture. Dans les pays les plus développés, ceux qui le peuvent, recherchent des aliments sains, équilibrés qui répondent aux réels besoins de l'organisme. Paradoxe, l'aspiration à un retour rêvé à la nature débouche sur un rapport aux aliments de plus en plus artificiel, médicalisé ou pseudo scientifique. Mets exquis ou médiocre pitance se voient réduits à leurs principes actifs, ramenés à une enveloppe de sels minéraux, de vitamines, de calories et de sacro-saintes fibres.
Peut-on ainsi impunément dépouiller les aliments de leur attributs symboliques, les extraire arbitrairement du système de relations dans lequel ils s'inscrivent et dans lequel ils nous inscrivent, sans qu'ils ne se vengent ?
L'enquête vagabonde dans le temps et dans l'espace à laquelle les Forums de société vous convient, ne vise évidemment pas à restaurer on ne sait quel ordre symbolique perdu mais à jeter une brève lueur sur ces petits arrangements avec la mort sans lesquels nous aurions plus de mal à vivre.
CE QUE MANGER VEUT DIRE...
Entre famines et surproduction, entre anorexie et boulimie, entre vaches folles et OGM, entre gastronomie et obésité, l'homme du 21e siècle a incontestablement un problème d'alimentation. Dans les légendaires années 60, il croyait que la technique réglerait la question de la nourriture ; en l'an 04, il se demande non sans angoisse si ce n'est pas la nourriture qui va régler le problème de l'humanité.
Tiraillé entre régimes diététiques et peurs alimentaires, le sujet moderne, rendu à sa précarité, est conduit à jeter sur le passé un regard plus modeste. Il regardait de haut des sociétés régies par la rareté et inquiètes de s'assurer les subsistances nécessaires à leur survie. Cette préoccupation, cependant, demeurait inséparable d'une interrogation essentielle: comment manger sans perdre quelque chose de son humanité ? Comment même devenir, ce faisant, plus humain ? A l'aune de ces questions, il est très improbable que nous ayons réalisé de nos jours des progrès substantiels.
Nous ne sommes ni des bêtes ni des anges. Avant Pascal, les mythes grec l'avaient clairement rappelé. Si les hommes "ont un impérieux besoin de cette nourriture, c'est que leur faim sans cesse renaissante implique l'usure des forces, la fatigue, le vieillissement et la mort " *. Dans cette situation précaire, les êtres humains doivent déployer tous leurs efforts pour se nourrir sans sombrer dans l'animalité. Les sacrifices qu'ils célèbrent, les interdits alimentaires qu'il décrètent, les modes d'abattage, de préparation, de consommation des aliments qu'ils prescrivent, les manières de tables enfin, peuvent être considérés comme autant de dispositifs mis en place pour conjurer ce péril suprême et à travers eux, organiser les modes de distinction sociale et la distribution des rôles masculins et féminins.
Peut-être parce qu'ils ont voulu exclure radicalement la mort de leur horizon mental, les hommes d'aujourd'hui (surtout dans les sociétés les plus économiquement développées), semblent manipuler ces rituels avec moins de maîtrise voire de virtuosité. Est ce pour cette raison qu'ils estiment affronter aujourd'hui des dérèglements proprement apocalyptiques ? Si le refus de mal manger est bien légitime, le souci de bien manger, c'est à dire sainement, poussé jusqu'à l'obsession ne laisse pas d'inquiéter. Il y a sans doute urgence à ébranler l'illusion que l'ensemble des problèmes que nous rencontrons sont nés de la veille, sans mésestimer pour autant les formes et les contenus du changement. Une enquête qui dans l'idéal se déploierait dans le temps et dans l' espace pour interroger les mirages de la réalité comme les repères de l'art. Tout cela au bout du compte pour retrouver ce paradigme de la sagesse populaire, "il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger"... afin d'en éprouver ou d'en interpoler les termes.
* Jean-Pierre Vernant : Entre mythe et politique. 1996. Seuil