Tsai Ming-Liang, infatigable arpenteur du cinéma
Amélie Galli — Votre nouveau long métrage, Days, sort dans les salles françaises le 30 novembre prochain, alors que la situation des cinémas en France est chahutée...
Tsai Ming-Liang — Days a été réalisé de manière totalement indépendante avec une toute petite équipe, comme s’il s’agissait d’une œuvre artisanale. Je me réjouis que les distributeurs français de cinéma art & essai restent intéressés par mes films. Ces trente dernières années, à partir de Vive l’amour, en 1994, la plupart de mes films ont été projetés dans ce type de salles en France. Je n’ai pas été écarté, même si je n’ai réalisé qu’un petit nombre de films. Pour moi, la manière idéale de regarder un film reste sur un écran de cinéma, mais avec l’ascension des plate-formes de streaming et les perturbations causées par la pandémie, la majorité des gens en sont venus à préférer les petits écrans qu’ils ont chez eux. C’est indéniable. Je tiens à redire au public de mes films que le meilleur endroit pour en profiter reste la salle de cinéma.
Amélie Galli — « Une quête », l'exposition inédite conçue pour le Centre Pompidou, pourrait-être un éloge de la matérialité. Le public expérimente de nouvelles sensations grâce à des projections sur différents supports : eau, papier, miroirs…
Tsai Ming-Liang —Cette exposition se compose de deux parties. La première est une rétrospective de mes films, y compris les courts et longs métrages pour le cinéma et la télévision. La seconde partie est une installation vidéo de grande envergure, la série Walker. Depuis 2012, j’ai tourné huit films qui mettent en scène la marche lente de l'acteur Lee Kang-Sheng. Quant au neuvième opus, il a été tourné au Centre Pompidou, en juin 2022. Cette série de films suit les pérégrinations de Xuanzang, un moine de la dynastie Tang qui a voyagé jusqu’en Inde en quête des écrits bouddhistes. Elle a pour vocation d’être présentée dans des musées d’art. Pour cette exposition de grande envergure au Centre Pompidou, je vais exploiter certains de mes éléments fétiches, comme l’eau, le papier et les miroirs, pour présenter cette série d’images tout en lenteur.
Amélie Galli — Ces deux dernières années ont rendu l’idée de votre exposition encore plus profonde et puissante. Comment avez-vous vécu cette période ? Quelle histoire raconte le ralentissement imposé par la pandémie ?
Tsai Ming-Liang —Le titre de mon exposition au Centre Pompidou fait écho à l’esprit de ce grand voyage. En ces temps-là, Xuanzang n’avait que ses deux pieds pour l’emmener de Chine jusqu’en Inde. C’était une fascinante période de lenteur dans l’histoire. Aujourd’hui, nous vivons une époque au rythme effréné, envahie par les foules, très animée. Quand on tourne son regard vers le passé, on ne peut s’empêcher de se demander : « Allons-nous trop vite ? » La pandémie est arrivée par surprise. Personne n’aurait pu prédire qu’un simple virus pouvait causer de tels ravages. Mais n’était-ce pas précisément une conséquence de la vitesse des sociétés de masse dans lesquels nous vivons ? Soudain, nous avons dû tout arrêter. Nous ne pouvions que nous isoler chez nous et attendre indéfiniment. La pandémie a fait naître de la peur mais elle nous a aussi octroyé un moment de réflexion. Je pense que le report d’« Une quête » n’était pas nécessairement une mauvaise chose. L’esthétique de la lenteur que l’exposition exprime est peut-être, dans ce monde post-pandémie, encore plus puissante ; comme une énergie positive.
L’esthétique de la lenteur que l’exposition exprime est peut-être, dans ce monde post-pandémie, encore plus puissante.
Tsai Ming-Liang
Amélie Galli — Dans le dernier Walker Film apparaît un nouveau personnage, déjà présent dans votre film Days et interprété par Anong Houngheuangsy…
Tsai Ming-Liang —Anong Houngheuangsy est un jeune homme laotien que j’ai rencontré en Thaïlande. À l’origine, il était là-bas en tant que travailleur étranger. Après qu’il a joué dans mon film, j’ai découvert qu’il avait des talents créatifs et je lui ai demandé de rejoindre mon équipe pour créer des œuvres destinées aux musées. Je l’ai aussi fait tourner dans mon neuvième film de la série des Walker : Where. Il y interprète son propre rôle, et rencontre le marcheur/walker dans les rues animées de Paris. Il a une impression de déjà-vu quand il le croise, mais il passe simplement à côté de lui. Anong n’arrêtait pas de fredonner des chansons de son village sans s’en rendre compte. Personne ne sait de quoi elles parlent. Mais c’est une part de réalité de sa vie.
Le Centre Pompidou est en soi une œuvre d’art géante, traversée d’un esprit de rébellion et de féroce créativité.
Tsai Ming-Liang
Amélie Galli — Vous avez filmé ce nouveau Walker Film à l’intérieur du Centre Pompidou, et vous considérez le bâtiment comme un chef-d’œuvre, pouvez-vous nous parler de vos intentions, vos intuitions ?
Tsai Ming-Liang —Le Centre Pompidou est en soi une œuvre d’art géante, traversée d’un esprit de rébellion et de féroce créativité. Depuis son ouverture en 1977, il a occupé une place significative dans l’univers des musées d’art contemporain. La série des Walker parvient aujourd’hui à son dixième anniversaire (depuis 2012, ndlr) et chacun des neuf films est montré au Centre Pompidou. C’est sans aucun doute un événement majeur, avec une signification extraordinaire. C’était donc un désir personnel que d’inclure le Centre Pompidou comme personnage de mon dernier Walker Film, comme une commémoration spéciale. ◼
La série des Walker Films
2022, Where (91 min)
2018, Sand (81 min)
2015, No No Sleep (34 min)
2014, Journey to the West (56 min)
2013, Walking on Water (29 min)
2012, Sleepwalk (20 min)
2012, Diamond Sutra (20 min)
2012, Walker (27 min)
2012, No Form (20 min)
Ces propos ont été recueillis par courriel, en juillet 2022. Leur traduction a été assurée par Circé Faure, depuis l'anglais.
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Image tirée du neuvième opus de la série des Walker Films, Where, tourné à Paris et au Centre Pompidou, © Claude Wang, Homegreen Films, 2022