« Territoires », ou les archives dansées de Mathilde Monnier
Éminente pionnière de la danse contemporaine en France, en mouvement depuis les années 1980, la chorégraphe et danseuse Mathilde Monnier, directrice du Centre national de la danse de 2014 à 2019, compte aujourd’hui une cinquantaine de pièces à son actif. Évocation extrêmement remuante des violences sexistes et sexuelles, la dernière en date, Black Lights (2023), transpose sur scène des nouvelles d’autrices contemporaines écrites pour la série télé Arte H24. Saillantes, ses expériences antérieures avec l’écrivaine Christine Angot (La Place du singe, 2005) et le philosophe Jean-Luc Nancy (Allitérations, 2002) témoignent également de l’importance du texte dans son geste créatif.
En quête de rencontres singulières et d’aventures inédites, Mathilde Monnier cultive ainsi une pratique résolument transversale et expérimentale. Ayant réalisé Pour Antigone (1993) avec des danseurs traditionnels burkinabés, dont Salia Sanou, elle développe par exemple une complicité de longue date avec la performeuse et chorégraphe iconoclaste La Ribot, qui a donné lieu notamment à une drolatique pièce en duo (Gustavia, 2008). Côté musique, elle a noué des collaborations très fertiles avec le jazzman Louis Sclavis (début des années 1990) puis avec le musicien électro-acoustique eRikm (début des années 2000). Elle a aussi conçu une ode au plaisir de la danse (Publique, 2004) à partir de chansons de la rockeuse britannique PJ Harvey, et engendré une fantaisie joyeusement extravagante (2008 Vallée, 2006) avec Philippe Katerine, pour l’occasion à la fois compositeur et danseur. Retour sur un projet en pleine expansion.
Genèse
« Le projet Territoires existe depuis 2021. Il a été mis en œuvre la première fois à la Halle Tropisme (une vaste cité créative située à Montpellier, ndlr) au moment où je m’y suis installée pour travailler, après avoir quitté la direction du Centre national de la danse. J’ai voulu proposer un événement prenant place dans tous les espaces de la Halle et j’ai opté naturellement pour une forme déambulatoire car le lieu s’y prêtait tout à fait. Nous n’étions alors que six interprètes. De cette expérience, à l’envergure modeste, est né le désir de développer un processus au long cours, basé sur le même principe que celui mis en œuvre à la Halle Tropisme : remonter des extraits de mon répertoire, des années 1990 aux années 2020, avec les interprètes d’origine des pièces – un paramètre essentiel. Peu à peu, le projet a pris une forme événementielle. Il s’apparente à un work in progress, dans la mesure où il est toujours (re)pensé en fonction du lieu où il s’inscrit. Évolutif par essence, il s’adapte à chaque fois, avec un contenu toujours différent, réglé et agencé avec une très grande précision. Au fur et à mesure, il gagne en amplitude. »
Territoires forme une anthologie en éclats. La version présentée au Centre Pompidou rassemble une trentaine de fragments provenant d’une vingtaine de pièces. […] C’est une manière de faire apparaître une collection de gestes au sein d’une collection d’œuvres d’art moderne et contemporain.
Mathilde Monnier
Anthologie éparse
« Territoires forme une anthologie en éclats. La version présentée au Centre Pompidou rassemble une trentaine de fragments provenant d’une vingtaine de pièces. Ici, je vais aussi intégrer des extraits inédits, des essais et des esquisses. C’est une manière de faire apparaître une collection de gestes au sein d’une collection d’œuvres d’art moderne et contemporain. L’un des aspects les plus intéressants consiste à placer des gestes au même niveau que des peintures, des sculptures, des photos. Cette création a pour ambition première de valoriser la notion d’archives vivantes dans un lieu abritant des archives pérennes. Elle interroge la manière de donner du crédit à la notion de geste en tant qu’élément. »
Capsules
« Nous effectuons des prélèvements dans mon répertoire, un peu à la façon de prises de sang. J’aime bien cette idée de prélèvement organique. Exposées ainsi, sans aucune indication de date, en dehors du contexte initial, les capsules prélevées acquièrent une existence propre, autonome, le jour où elles sont interprétées devant un public. Selon moi, elles sont aussi opérantes et cohérentes que les pièces intégrales. Les fragments chorégraphiques sont totalement extraits de leur contexte historique. Ils se réactivent sans les costumes, décors, accessoires originels : il ne reste que la danse et la musique. Cette dynamique d’épure tend à ôter toute forme de pesanteur et à estomper l’empreinte temporelle. Elle permet aussi de relier plus facilement les fragments entre eux et de les présenter à égalité. Nous nous attachons à sortir les gestes d’une époque pour les (ré)inscrire dans l’instant présent, à les délocaliser pour les actualiser. »
Circulation
« Territoires amène à revisiter trois décennies de recherche chorégraphique. Tout cela circule à travers le regard des spectateurs et spectatrices. Le public a une grande marge de manœuvre et une part importante de responsabilité. Le positionnement dans l’espace s’effectue librement, il est même possible de se déplacer dans d’autres salles en parallèle de la représentation. Rien n’est imposé, ni au niveau de l’emplacement ni au niveau du temps. Chaque personne peut vivre une expérience unique, en fonction de sa déambulation, de l’angle choisi. La parole circule aussi. À la fin de chaque extrait, un court échange s’engage avec le public. l’interprète explique ce qu’il ou elle vient de danser, resitue le contexte initial, parle du projet dans son ensemble, etc. Cette petite bulle intimiste créée avec le public constitue un aspect essentiel de Territoires, auquel je tiens beaucoup. »
Musique(s)
« Toutes les capsules sont jouées sur les musiques originelles des pièces. Elles témoignent de la diversité des champs sonores que j’ai pu explorer au fil des années – d’ErikM à Jeff Mills en passant par Louis Sclavis, Camille Saint-Saëns, Luigi Nono ou PJ Harvey. Par ailleurs, j’avais envie qu’un musicien, à la fois compositeur et interprète, prenne part au projet en live. Babx a ainsi rejoint Territoires en 2023. Il reprend certains thèmes musicaux préexistants issus de mes pièces, les recompose et rejoue à sa manière, au piano. Par exemple, il s’inspire d’un morceau du compositeur autrichien György Ligeti, sans jouer pour autant du Ligeti. Il s’autorise une grande liberté d’interprétation par rapport au matériau originel. Donnant de la place à de l’improvisation, cette relation très organique, vivante, de la musique à la danse me tient particulièrement à cœur depuis longtemps. Elle se traduit par des sortes de conversations en direct entre Babx et les danseurs et danseuses. Nous avons aussi la chance d’avoir la participation exceptionnelle, pour un soir, de Philippe Katerine. C’est l’occasion de recréer une sorte de mini 2008 Vallée, le spectacle que nous avions réalisé ensemble en 2008. Philippe est très occupé par la sortie de son nouvel album (Zouzou, à paraître en novembre, ndlr), mais il a tenu à être présent. Pour lui, la danse a représenté une révélation, et l’a amené à mettre au jour un nouveau Philippe. »
Toutes les capsules sont jouées sur les musiques originelles des pièces. Elles témoignent de la diversité des champs sonores que j’ai pu explorer au fil des années – d’ErikM à Jeff Mills en passant par Louis Sclavis, Camille Saint-Saëns, Luigi Nono ou PJ Harvey.
Mathilde Monnier
Interprètes
« Les danseurs et danseuses de Territoires sont des partenaires de longue date. On retrouve La Ribot, I-Fang Lin, Julien Gallée Ferré et Jone San Martin… Des élèves du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris vont se joindre aux représentations, en interprétant un extrait d’Archipel, pièce de 2023 que j’ai conçue pour le Conservatoire national et le Ballet de l’opéra de Tunis. S’ajoutent encore quatre jeunes danseurs et danseuses de moins de 30 ans, qui ont travaillé avec moi durant six mois pour apprendre des extraits interprétés à l’origine par d’autres. Dans le projet en général, on a vraiment le sentiment que les pièces n’ont pas vieilli. En tout cas, les fragments réactivés deviennent des objets absolument contemporains. »
Mémoire de la danse/danse de la mémoire
« Une mémoire s’inscrit dans le corps et peut y rester pendant des années. Les interprètes accomplissent un cheminement intérieur pour retrouver le souvenir de fragments chorégraphiques dansés par le passé, datant pour certains de plus de vingt ans. C’est toujours assez mystérieux et passionnant la façon dont le corps se remémore certains mouvements ou enchaînements, parfois avec une rapidité incroyable. Voir ce mécanisme à l’œuvre me fascine. » ◼
*Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
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Photo © Marielle Rossignol