Sean Scully, ou la géométrie colorée du sentiment
De Sean Scully, on connaît les larges bandes colorées, plus ou plus segmentées et aux vibrants contours, qui structurent des peintures aux formats souvent imposants. Ce vocabulaire qui se forge dans les années 1980 et se développe dans les décennies suivantes a valu à la peinture de Scully une très large reconnaissance internationale. La présentation proposée par le Centre Pompidou a l’intérêt d’associer à quelques-unes de ces peintures emblématiques des travaux des années 1970 et du début des années 1980.
Après des études à Londres poursuivies à Harvard et un voyage au Maroc où les textiles vernaculaires le marquent, Sean Scully (né à Dublin en 1945) s’installe à New York en 1975. Sa peinture est alors partagée entre l’op art, dont Bridget Riley est la grande représentante anglaise, l’héritage de l’expressionnisme abstrait américain, et particulièrement de Mark Rothko, ainsi que le minimalisme. La tonicité rétinienne de Green Light (1972-1973) témoigne encore de l’influence op. L’espace pictural s’aplatit, les effets optiques de profondeur s’amenuisent dans Hidden Drawing #2 (1975), même si l’interaction des lignes de couleurs stimule encore fortement le nerf optique.
À découvrir au niveau 4, salle 24
À la fin de la décennie, une manière d’austérité chromatique s’empare de la palette de Scully, témoignage de son dialogue avec le minimalisme américain. Ainsi la grande peinture verticale Upright Horizontals Red Black (1979) pourrait côtoyer certaines fameuses Black Paintings, celles d’Ad Reinhardt comme celles de Frank Stella, bien que les fines lignes rouges qui les traversent les animent d’une sourde vibration chromatique. Fait symptomatique, Scully abandonne alors l’acrylique au profit de l’huile, ce qui confère à sa peinture plus de sensualité.
On sait à quel point la découverte du Mexique, de l’art et de l’architecture précolombiens jouèrent un rôle déterminant dans le développement de l’œuvre de Josef Albers. De 1935 jusqu’à la fin des années 1960, celui-ci y fit de nombreux séjours. Le Mexique eut probablement aussi une influence réelle sur la peinture de Scully. Ce dernier y fait au début des années 1980 le premier d’une longue série de séjours, qui vont accompagner la distance prise avec la rigueur géométrique et la grille moderniste. Repensant à cette période de sa carrière, Scully déclare que ce qui alors le motivait, c’était « sauver l’abstraction ». La sauver de quoi ? Du littéralisme minimaliste, de la forme qui ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même. À cette fin, Scully va constamment privilégier le rythme à la forme (c’est sans doute la plus sûre persistance de son dialogue avec l’op art). Les larges bandes qui structurent ses toiles n’ont pas toujours la même épaisseur, leurs bords sont flous, elles n’ont pas toutes la même direction, certaines sont verticales, d’autres horizontales. On sent tout le crédit que Scully accorde à la disharmonie, et sa méfiance foncière vis-à-vis de l’harmonie, de l’unitaire ˗ By Night and by Day (1983) en est la manifestation superlative ainsi que Mariana (1991) avec ses deux « inserts » qui se proposent comme une nouvelle version du tableau dans le tableau.
Cézanienne, la peinture de Scully l’est avant tout parce qu’elle se conçoit comme une peinture de la sensation.
Mais s’il est un paramètre de la peinture de Scully qui marque le plus le rejet du littéralisme et de l’autotélisme, c’est sans nul doute la couleur. Celle-ci va devenir de plus en plus nuancée, elle se fait singulièrement complexe jusqu’aux accomplissements chromatiques des deux dernières décennies dont témoignent des œuvres telles que Doric Sky (2011), Landline Far (2020) ou Plough (2023) et qui font de Scully l’un des plus grands coloristes de l’époque. Il y a toujours plusieurs couleurs dans la couleur d’une bande.
« Je cherche à rendre visible ce que nous ressentons », déclare Scully, dans l’esprit même de Cézanne, dans la ville duquel il s’apprête à passer de plus en plus de temps. Comme l’a justement pointé l’historien de l’art Pascal Rousseau, « il y a, dans la manière de faire de Cézanne autour de la Montagne Sainte-Victoire, un façonnage hautement matériel de la touche qui inspire Scully dans ses tableaux abstraits ». Cézanienne, la peinture de Scully l’est avant tout parce qu’elle se conçoit comme une peinture de la sensation. Le peintre livre au regard des tableaux en un sens « irrésolus ». Seuls sont à même de les résoudre les sensations, les sentiments, les émotions qui naissent chez la personne qui les contemple. ◼