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Avec Rothko, Giorno et Burroughs au 222 Bowery, New York

Dans le quartier du Bowery, au sud-est de Manhattan, se dresse au numéro 222 un bâtiment de brique qui fut dans les années 1960 l'épicentre des avant-gardes new-yorkaises. Mark Rothko y peint, Williams Burroughs y habita et le poète John Giorno y fit de folles soirées. Dans Le Passant du Bowery, à paraître le 1er septembre aux éditions du Seuil, Clément Ghys nous entraîne dans l’histoire extravagante de cet immeuble, où sont nés nombres de films marquants, peintures, et poèmes. En avant-première, et à l'occasion du festival Extra!, voici un extrait du premier chapitre.

± 6 min

Chapitre 1
Le gymnase

 

 

Il faut regarder longtemps le blanc pour que la couleur surgisse, que les formes apparaissent. Le vide peut patienter. Il se remplira bien assez tôt. Il faut le laisser reposer, comme de la pâte à crêpes qu’on fait mine d’oublier pendant des heures, en vue d’obtenir une texture parfaite. Qu’il prenne des forces, cet étrange abîme, il en aura besoin. On peut lui parler, lui promettre que, bientôt, quand on se sera enfin mis au travail, il sera habité d’explosions, de détails et de diagonales. On doit le contempler, le comprendre, ce vide. On doit se rafraîchir à des sources qui n’ont jamais existé, se mentir à soi‑même, inventer des motifs dans la trame de la toile, dans les zébrures d’un mur. Et se dire que oui, il y a quelque chose, qu’il suffit de l’aider, ce monde sourd‑muet, de lui inventer une langue et des oreilles. Après, ce sera trop tard. Le vertige aura disparu. Il faut faire comme cet homme qui regardait les murs, jaugeait la hauteur des fenêtres, se demandait d’où venait la lumière, où elle irait dans les heures à venir. Elle rebondirait contre les murs de brique orange, s’étoufferait entre les lattes du parquet craquelé. Cela ferait l’affaire. Tout change toujours, il le savait. Quand on est né Markuss Rotkovics, sujet du tsar, un sale petit juif détesté de tous, et qu’on est devenu un citoyen américain, un peintre applaudi, on peut croire à tout. De cette vérité‑là, Mark Rothko était bien le seul dépositaire, le seul à savoir ce qu’elle contenait de drames, de douleurs. Il n’allait pas faire le difficile. Cet endroit lui convenait très bien. Les dimensions étaient parfaites. 14 mètres sur 10, et 7 mètres de hauteur sous plafond. L’ami peintre qui le lui avait suggéré, et qui avait un atelier dans le même bâtiment, lui avait dit que c’était un ancien gymnase. Un terrain de basket, même, et il imaginait les ballons rebondir sur le parquet, curieusement en bon état. Il entendait les rires et les cris des joueurs, les sifflements de l’arbitre, les applaudissements de la foule. Le loyer n’était pas cher, 125 dollars par mois. Vraiment, tout lui convenait.

 

New York, toute l’Amérique même, ce pays qui l’avait accueilli mais dont il détestait la violence, était capable de tout. Faire cohabiter sur la même île de Manhattan des miséreux, comme ceux qu’il venait de croiser en traversant le Bowery, et des milliardaires.


Il plissa les yeux, baissa mentalement la luminosité, imagina une paroi qui diviserait l’espace, le ferait ressembler à un autre, bien loin de là. New York, toute l’Amérique même, ce pays qui l’avait accueilli mais dont il détestait la violence, était capable de tout. Faire cohabiter sur la même île de Manhattan des miséreux, comme ceux qu’il venait de croiser en traversant le Bowery, et des milliardaires. C’était à ceux‑là qu’il devait penser, à leurs caprices, à cet autre New York, à des dizaines de blocs de là, où l’Amérique triomphante rêvait de gratter les cieux, de déloger les dieux de leur Olympe. Là‑bas, Guggenheim avait commandé au grand architecte de Chicago, Frank Lloyd Wright, un musée, tandis qu’Oscar Niemeyer et Le Corbusier joignaient leurs forces pour dessiner le siège de l’ONU. Les grandes familles, les banques voulaient des parois de verre, des halls en marbre, une architecture avec du cachet, glorieuse. C’était de ce prestige‑là qu’avait toujours rêvé Samuel Bronfman, fils d’une famille juive russe, né sur le bateau qui emmenait les siens au Canada, à la fin du 19e siècle. Il avait fait fortune dans le commerce d’alcool, notamment pendant la Prohibition, frayant avec les malfrats. En 1928, il avait racheté la banque Joseph E. Seagram and Sons, rebaptisée Seagram. À la fin des années 1950, la construction d’un nouveau siège s’imposait pour marquer son règne.


« NON NON NON NON NON », avait répondu sa fille, Phyllis Lambert, à qui il avait envoyé le dessin du nouvel édifice, situé sur Park Avenue à l’angle des 52e et 53e Rues. La jeune fille avait du goût et n’aimait pas le projet. Elle avait alors demandé de l’aide à Philip Johnson. Un architecte, un génie, un mondain, un monstre, un ancien admirateur de l’extrême droite, une figure clé dans la décision de fuir l’Allemagne de certains créateurs du Bauhaus menacés de la déportation, un critique d’architecture, un commissaire d’exposition, un homosexuel, un égoïste, un ambitieux et, des décennies plus tard, le pyromane des idées qu’il avait défendues jusque‑là. Dans les années 1949‑1950, cet individu, à la mesure de la violence superbe de New York, s’était fait construire dans le Connecticut une maison de verre, qu’il avait remplie de ses œuvres, et d’où, installé sur une chaise de Mies van der Rohe, il contemplait son parc, donnant des instructions à ses jardiniers.


Mies van der Rohe, justement. À 68 ans, l’ancien directeur du Bauhaus, figure du modernisme, honni par Hitler qui aurait piétiné une de ses maquettes, avait été engagé pour dessiner le Seagram Building. Un parallélépipède de 39 étages en béton armé, aux parois de verre et de bronze, avec une piazza de marbre rose traversée par une fontaine, des salles de conférences, des bureaux. Partout, des mosaïques, des murs en travertin, des sols en granit. « Less is more », prônait Mies van der Rohe. Une ode à l’épure. Dans l’Amérique triomphante, le granit, le marbre, le bronze et le verre étaient des signes de dépouillement.


Le building comprenait également un restaurant, le Four Seasons, conçu par Philip Johnson, un peu énervé de ne pas cosigner l’ensemble, d’être vu comme un prestataire du maître. Phyllis Lambert acheta des œuvres d’art pour décorer les lieux. Autrefois, il fallait de l’art classique pour rivaliser avec la vieille Europe. Mais celle‑ci à présent était dépassée, étouffée par l’après‑guerre. Le rideau de scène d’un spectacle des Ballets russes, signé Picasso, fut acquis, ainsi que des tapisseries de Miró. Pour une des deux salles du Four Seasons, Philip Johnson suggéra de passer commande à Mark Rothko. Il possédait un tableau de lui, No. 10, trois rectangles, un jaune, un bleu et un blanc, qui glissent l’un dans l’autre, se dévorent, révélant un fond marron. Il aimait les couleurs du peintre, ces fonds nuancés, ni trop sombres, ni trop vifs, qui s’intégreraient très bien dans le futur décor. Il invita Phyllis Lambert et Mark Rothko dans sa maison de verre, un week‑end. Ils parlèrent de peinture. Tous avaient couru au MoMA assister à la présentation de L’Atelier rouge de Matisse, une toile de 1911, de 1,60 mètre sur 1,30 mètre. Le maître français avait peint son atelier d’Issy‑les‑Moulineaux, en y reproduisant certaines de ses toiles et de ses céramiques, des objets qu’il aimait. Les toiles ne dataient pas des mêmes époques et ne s’étaient sans doute jamais retrouvées ensemble dans l’atelier. Matisse les avait peintes une seconde fois, en miniature. Il avait transformé le gris de la pièce en un rouge profond. La couleur contaminait le sol, la commode, les chaises, les guéridons.

 

New York s’agitait. La ville était tout à la fois la Florence de la Renaissance et le Paris des années folles. Il y avait de l’argent, des barons de l’acier et des médias, ainsi que des classes moyennes qui découvraient la paix, rêvaient d’un pavillon à Long Island. Il y avait, dans cette ville, d’innombrables recoins à explorer.


New York s’agitait. La ville était tout à la fois la Florence de la Renaissance et le Paris des années folles. Il y avait de l’argent, des barons de l’acier et des médias, ainsi que des classes moyennes qui découvraient la paix, rêvaient d’un pavillon à Long Island. Il y avait, dans cette ville, d’innombrables recoins à explorer. Tellement même qu’on pouvait passer sa vie à l’arpenter. Si on était artiste, on pouvait s’en inspirer pour des tableaux, figuratifs, représentant la réalité telle quelle, d’autres, abstraits, montrant sa furie. Dans ce gymnase, il n’y avait rien. Que du vide. Ce n’était plus New York. Rothko pensa à Matisse, aux murs d’un atelier de la banlieue parisienne – cela faisait longtemps qu’il n’était pas allé en France, il aurait voulu y retourner, rien que pour le Louvre –, qui étaient autrefois sans intérêt. Ils l’étaient peut‑être restés, qui sait ? Matisse les avait imaginés en rouge. Cela avait suffi à créer un monde. Imaginer, regarder, encore et toujours, voilà ce qu’il fallait faire. Rothko avait des chiffres en tête. Non pas les 35 000 dollars de la commande de Seagram. Bien sûr, l’argent était toujours bienvenu, il n’avait jamais été riche. Ni dans son enfance, durant laquelle sa famille, quelques mois après avoir émigré aux États‑Unis pour fuir la pauvreté, l’antisémitisme, la conscription dans l’armée du tsar, était descendue d’un échelon social supplémentaire suite à la mort du père. Ni pendant ses études, quand il avait dû jongler avec les petits boulots, serveur, livreur, négocier une bourse à Yale, qui n’avait pas été renouvelée. Sa vie avait changé après qu’il était entré par hasard dans un cours de dessin. C’était décidé : il serait artiste. Alors, 35 000 dollars, oui, c’était très bien. En fait, il pensait à d’autres chiffres. À ces 45 à 55 mètres carrés qu’il s’apprêtait à peindre. C’était la commande de Seagram. Des « Building Decorations ». Il avait dû rire en lisant le contrat que son galeriste Sidney Janis avait passé le 6 juin 1958 avec Phyllis Lambert, confirmant « les conversations avec Philip Johnson au sujet d’environ 500 à 600 pieds carrés de peintures que l’artiste exécutera au 375 Park Avenue pour la somme négociée de 35 000 dollars ». Dont 7 000 d’avance pour les dépenses immédiates.
 
Il faut regarder le vide, le plus longtemps possible, mais il faut aussi le préparer. Trier ses stylos comme un bachelier anxieux, tailler soigneusement sa plume comme un moine copiste, accorder sa guitare, régler la hauteur de son tabouret de piano. Il prépara l’espace. Les murs de brique orange furent plâtrés et peints en blanc, une paroi montée pour créer une réserve. Des fenêtres qui éclairaient le terrain de basket, il n’en resta plus que deux, étroites, donnant plein nord. Il le prépara lentement, ce vide, ce futur plein, laissa les idées infuser. Il rêva à ce qu’il peindrait. Le restaurant imaginaire prenait forme. Il avait bien quelques idées. Pour l’instant, il ne touchait pas encore à la peinture. C’était maintenant que la toile se remplissait, qu’elle était parfaite, dans ces moments où, seul face au vide, il n’y avait pas de pinceaux qui se cassaient, de peinture qui bavait. Le vers muet sonnait parfaitement, la mélodie inaudible ravissait l’oreille, la sculpture invisible ne faisait pas d’ombre. La toile était alors idéale.

 

Il se lança. D’abord un premier coup de pinceau. Une première forme, puis un murmure à deviner, une particule qui déploie ses tentacules et qu’il faut suivre. Doucement, puis violemment. Rothko accumula les couches. Il allait faire oublier ce quark tremblotant, lui offrir des compagnons, créer un univers. Les poils de peinture s’enlacèrent, formèrent des touts, comme des étoiles qui se regroupent en galaxies. Combien de couches ? Personne ne le saurait. Ceux qui ausculteraient son œuvre pendant des décennies ne comprendraient jamais. Trois ans plus tôt, en 1955, Clouzot avait réalisé un film, Le Mystère Picasso, où il avait demandé au maître espagnol de dessiner sur un papier spécial, qui permettait de voir tous ses mouvements, mais le laissait, lui, dans l’ombre.

 

Il se lança. D’abord un premier coup de pinceau. Une première forme, puis un murmure à deviner, une particule qui déploie ses tentacules et qu’il faut suivre. Doucement, puis violemment. Rothko accumula les couches. 


Le mystère Rothko n’avait aucun spectateur, sinon Nelson Rockefeller, le petit‑fils de l’homme le plus riche du monde, John D. Rockefeller, qui vint lui rendre visite, un assistant qui l’aidait parfois, et Poucette, une chatte noire et blanche, qui se faufilait dans le gymnase, curieuse, seul petit être à l’attendrir dans ces moments solitaires. Sa maîtresse passait la chercher. Elle s’appelait Regina Bogat, elle était peintre également et avait un atelier dans l’immeuble. Il lui prodiguait des conseils poliment. Puis il retournait à sa toile. Le noir le confortait. Dans sa douceur, il peignait des esquisses à la gouache, appliquait des sous‑couches, méditait. Cette obscurité l’apaisait. Pour elle, il avait tout donné, délaissé les paysages, les portraits, les couleurs vives, les teintes rassurantes. Ces ombres vibraient sur la toile, des formes aussi obscures que les signes hébreux auxquels elles faisaient parfois penser. À moins que ce ne fût des silhouettes rupestres, tracées à la lueur d’une torche. Il ne sortait pas de la journée, avalait un sandwich, travaillait à coups de rasades de whisky de seigle, et lavait ses pinceaux dans les lavabos installés dans les couloirs de l’immeuble, la faïence se colorant d’une teinte qu’il aimait qualifier de « prune ». Mais cela ne marchait pas. L’automne 1958 passa, un hiver glacé lui succéda. On arriva en 1959. Le froid s’engouffrait dans le gymnase. Les formes sur les toiles étaient trop carrées, on aurait dit des bâtiments. Était‑ce à Midtown qu’il pensait, à ces nouvelles merveilles du monde d’acier ? Il passa à autre chose. Les tableaux devaient venir de nulle part. Il suivit son instinct. Il savait que l’artiste a tous les droits, seul dans son atelier sombre, il peut détruire des univers, organiser des big bangs. Les couleurs ont beau s’agiter, crier leur beauté, il est leur maître.


La première lettre, le premier mot, la première phrase disparurent. La mélodie était douce, elle devint brutale. Le sonnet est raté ? Effaçons les rimes, changeons la mise en page. Le tableau déçoit ? Bousculons‑le. Les nouvelles toiles, rectangulaires cette fois, il les tourna sur le côté. La largeur devint la longueur, et le paysage une paroi. Les peintures progressaient, ainsi que des œuvres sur papier, des tempéras qui brillaient. Il avait commencé avec de l’orange mêlé à du marron. Voilà qu’il ajoutait toujours plus de noir. Ses yeux se faisaient à l’obscurité. Comme ceux d’un insomniaque qui distingue, au fil de son calvaire, les nuances du noir de la nuit, reconnaît les formes des meubles de sa chambre, y voit enfin clair, Rothko sentait la lumière. La vraie, celle qui agit sans rayons. Jamais il n’avait peint de toiles pareilles. Des toiles qui saisissent et enveloppent autant le regard, ne laissant rien d’autre entrer dans le champ.

 

Un jour, ses toiles deviendraient des affiches. Le visiteur d’un musée passerait en moyenne de 15 à 28 secondes devant une de ses œuvres. Il lirait le cartel avec le nom de Mark Rothko, reconnaîtrait un peintre connu, un grand artiste, et le prendrait en photo.


Un jour, ses toiles deviendraient des affiches. Le visiteur d’un musée passerait en moyenne de 15 à 28 secondes devant une de ses œuvres. Il lirait le cartel avec le nom de Mark Rothko, reconnaîtrait un peintre connu, un grand artiste, et le prendrait en photo. Dans le meilleur des cas, il enverrait l’image à un ami. Il achèterait une carte postale ou une affiche. La toile l’accompagnerait. Rothko, mort depuis longtemps, ne le saurait jamais. Il s’en serait félicité ou lamenté. C’est le joli qui tue le beau, le poster l’œuvre, la citation le livre. ◼

 

Extrait de Le Passant du Bowery, de Clément Ghys (Seuil), sortie le 1er septembre 2023