Roman Matisse
Fenêtre, roman, histoire
Les premiers mots du livre Henri Matisse, roman (1971) de Louis Aragon désignent un motif matissien entre tous, la fenêtre : « La porte s’ouvre sur le passé. Ou la fenêtre ». Signe d’une ouverture, d’un passage, d’un changement (ou d’une permanence) pour le peintre qui regarde le monde depuis son atelier ; métaphore aussi d’un dispositif optique et monde en réduction – celui de la peinture et de son histoire en Occident ; un cadrage. L’une d’entre elles retient particulièrement l’attention de l’écrivain. C’est Porte-fenêtre à Collioure, une œuvre de 1914, mystérieusement recouverte d’un badigeon noir, que Matisse nomme le « balcon ouvert » au détour d’une lettre à son épouse Amélie, et qu’il ne signera pas. Dans Henri Matisse, roman, Porte-fenêtre à Collioure est reproduite en une séquence singulière, où l’écriture du poète, biffure comprise, se juxtapose à l’image. On y lit : « La porte-fenêtre de Matisse (1914), le plus mystérieux des tableaux jamais peints, semble s’ouvrir sur cet "espace" d’un roman qui commence. »
Devenue donc ce point de départ d’un « roman » sur l’artiste, la fenêtre matissienne – ce lieu de conversion, cet échangeur écrivait Pierre Schneider, a en réalité tout à voir avec l’exposition, ce cadrage qui équivaut pratiquement à un terme : « voici » issu de cette famille de mots nommés embrayeurs – ceux qui initient une action, montrent et indiquent dans le même temps, même si c’est en creux, ce qui ne sera pas vu : « pas là, ici ». « Pas là » : car chez Matisse, la dispersion tant commentée de l’œuvre est concomitante des débuts, lorsque s’échappaient les fulgurances décoratives de 1909, 1910, 1911 en direction des collections de Serguei Chtchoukine et Ivan Morosov à Saint-Pétersbourg et Moscou, (le « vrai musée Matisse » écrivait le critique André Levinson en 1930) pour ne citer que cet exemple – mais il est légendaire.
Que l’on pense encore à certaines œuvres laboratoires de l’artiste, celles qui voyagent si peu, et ne voyageront plus guère – voire, celles qui sont proprement immeubles, comme La Danse de Barnes ou, différemment, le Bonheur de vivre. Meyer Schapiro le dit dans son texte magistral « Matisse and Impressionnism » (1933) : il y a dans la vision du peintre, les objets proches et les objets lointains.
L’histoire commence avec Matisse par des actes de peinture : longuement, étudier les maîtres (il est certainement le dernier des grands artistes moderne ayant « cherché un enseignement » au Louvre ) ; opérer sa mue par l’effet d’une libération en passant, un certain été de 1905, par la célèbre « épreuve du feu », celle du fauvisme, destinée à marquer l’histoire de la couleur et du dessin d’une empreinte radioactive ; décider de s’en remettre autour de 1908 et dans les années qui suivent(et après un travail considérable) à une poétique neuve de l'espace – une compréhension entièrement renouvelée du réel.
Cette suite presque ininterrompue de remises en jeu (les années vingt et trente, pour différentes qu’elles soient, sont encore des réflexions sur l’espace et l’insertion de la figure dans un fond) culminera dans l’extrême liberté des Intérieurs de Vence de 1947 et 1948, dans les papiers découpés de Jazz dès 1943 ou encore dans le dessin pensé comme un champ d’expérience perpétuel.
C’est dans cet esprit qu’il exécute à plus de quatre-vingts ans le Chemin de croix pour la Chapelle de Vence – une extraordinaire cursivité du signe esquissé d’abord au fusain avant d’être reproduit sur carreau de céramique – par un dessin dont l’artiste lui-même savait la rudesse : « à désespérer la plupart de ceux qui le verront » (Henri Matisse, Marie-Alain Couturier, Louis-Bertrand Rayssiguier, La Chapelle de Vence. Journal d’une création, 1993). Car pour Matisse, « à chaque séance de peinture, tout est à renégocier de fond en comble » (Rémi Labrusse, Matisse. La condition de l’image, 1999).
Avant 1914,Matisse n’était regardé que par quelques rares critiques incisifs et par une poignée de collectionneurs intrépides, parmi lesquels la fratrie Stein, Alphonse Kahn, Serguei Chtchoukine, Ivan Morosov, le Danois Christian Tedzen-Lund et le couple Agutte-Sembat.
Avant 1914, Matisse n’était regardé que par quelques rares critiques incisifs et par une poignée de collectionneurs intrépides (parmi lesquels la fratrie Stein, Alphonse Kahn, Serguei Chtchoukine, Ivan Morosov, le Danois Christian Tedzen-Lund, le couple Agutte-Sembat qui devait donner leur collection au musée de Grenoble).
Tout indique que ces mêmes figures savaient que l’œuvre radicale entreprise par Matisse, depuis au moins 1905-1906 et après, était un dépassement des oppositions traditionnellement en vigueur, y compris au sein de l’avant-garde picturale : langage de la figuration contre celui de l’abstraction ; artiste français contre créateur étranger. Rien de tout cela n’eut jamais de sens chez Matisse. Le seul élément d’extrême permanence qui articula sa vie fut contenu dans le mot de travail, Matisse ayant compris dès ses années d’atelier chez Gustave Moreau que « jamais œuvre n’a connu de génération spontanée », comme l’écrivait Thomas Mann dans son Faust.
Le seul élément d’extrême permanence qui articula sa vie fut contenu dans le mot de travail, Matisse ayant compris dès ses années d’atelier chez Gustave Moreau que « jamais œuvre n’a connu de génération spontanée »,comme l’écrivait Thomas Mann dans son Faust.
Une « exigence presque illimitée » (in Lettre de Henri Matisse à Paul Rosenberg, 1939 ; cité dans Rémi Labrusse) renforce cette insaisissabilité qui le définit, empêchant toute récupération durable : ni fauve, ni petit chat, ni jeune, ni vieux, ni docte, ni instinctif, ni croyant, ni athée définitif – parce qu’étant tout cela à la fois, à certains moments, et pour mieux tout rejouer en profondeur.
Durant l’exposition du Sonderbund de Düsseldorf en 1910, le théoricien et historien d’art Wilhelm Niemeyer avait perçu très tôt cette pluralité d’identités formelles, en indiquant au sujet de la grande composition des Baigneuses à la tortue (1907-1908) qu’il s’agissait là « de problèmes allemands, mais traités en l’occurrence par l’art français dans le sens d’une sensualité picturale et d’une véritable culture optique ».
Jour de la couleur
Une culture optique ? C’est toujours ce qu’une exposition s’emploie à montrer : l’étendue et la modernité d’un regard, celui que l’artiste se fabrique, en ce qu’il a d’irrémédiablement neuf – « se faire une vision » disait Cézanne d’un mot que Matisse aimait. C’est vraisemblablement le legs capital de Cézanne auquel Matisse pense lorsqu’il indique au soir de son existence que « voir est déjà une opération créatrice et qui exige un effort ».
Ce regard participatif est, on le sait, l’un des noms de la modernité. Le « roman » commence ainsi : Matisse est bel et bien le possesseur d’une culture optique acquise dès ses débuts auprès des maîtres. Mais il ne s’arrête pas là. Car s’il en est plus que d’autres le possesseur, c’est pour mieux effectuer cette transposition dans l’œuvre (jusqu’à la métamorphose, particulièrement flagrante dans sa sculpture) qui définit tout son processus créatif.
Bien peu demeure de l’héritage d’une culture « optique » issue de la tradition, lorsqu’entre 1931 et 1933, Matisse s’aide de papiers colorés et découpés directement dans la couleur pour sa grande composition La Danse, commandée par Barnes – mais ils ne sont alors encore que des « correctifs » pour agencer sa grande « décoration ».
C’est en revanche bien une toute nouvelle culture optique qui se met en place au moment de Jazz, dont l’impact visuel et le rayonnement doivent être cherchés notamment jusque dans le design graphique des années 1980. Cette extrême simplicité d’écriture se confirmera près de vingt ans après les premiers papiers découpés, en une méthode cette fois-ci assumée comme telle.
Il existe un exemple, parmi tellement d’autres, de ce processus de réduction qui définit l’œuvre matissien. C’est une maquette simplement gouachée et découpée par Matisse pour la couverture d’une petite revue littéraire peu connue aujourd’hui, lancée à Saint Paul de Vence en 1951 par Pierre de Lescure et Célia Bertin.
Il existe un exemple, parmi tellement d’autres, de ce processus de réduction qui définit l’œuvre matissien. C’est une maquette simplement gouachée et découpée par Matisse pour la couverture d’une petite revue littéraire peu connue aujourd’hui, lancée à Saint Paul de Vence en 1951 par Pierre de Lescure et Célia Bertin. La revue est justement intitulée Roman. Composée de ces « trois larges bandes intenses » dont Meyer Schapiro parlait déjà pour les Baigneuses à la tortue de 1908 – ici, le rose, le jaune, le blanc – la maquette de Roman rappelle une formule ternaire classique chez Matisse dès ses débuts, quand, autour de 1900, le regard s’introduisait dans la composition par trois bandes peintes verticales, comme dans certaines vues de la fenêtre de l’atelier du quai Saint Michel.
Dans une exposition célébrant Matisse et la richesse de l’œuvre dans les collections nationales, il faut revenir à ce « pas là, ici » avec lequel on commençait. Not There - Here. C’est justement le titre d’une œuvre de 1962 de l’américain Barnett Newman, dans les collections du Musée national d'art moderne. Comme une authentique « progéniture » de Matisse, on trouve une même limpidité, la même exactitude de la sensation optique, celle qui sous tend ce Roman tricolore, rose, jaune et blanc exécuté par Matisse onze ans plus tôt ; comme si, encore, c’était ce moderne « radioactif » que fut Matisse qui avait permis cette justesse extrême des couleurs chez Newman, ou plus précisément pour le dire d’un mot matissien : leurs rapports
Alors que Matisse s’était lancé dans ce « livre » géant qu’était la Chapelle de Vence qui devait l’occuper de la fin 1947 à juin 1951, un homme – le frère Rayssiguier – suivait de près l’avancement de ce projet en forme de totalisation et d’aboutissement. Un jour de visite dans l’atelier, le religieux avait noté dans son journal ce qui allait occuper Matisse ce jour-là : « 5 février 1949. Jour de la couleur ».
Comme s’il s’était passé un seul jour sans ! ◼
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