Mai-68 : une aventure de l'imprimerie militante
La presse militante des années 1968 est, pour le dire vite, fournie, variée, vivante et elle se distingue assez fortement de celle des années 1950-1960. Couvertures potaches, photomontages, usages de nombreuses couleurs (a minima les traditionnelles rouge et noir), trait manuel lâché, expérimentations typographiques, sont autant de caractéristiques récurrentes, mais pas systématiques, de cette presse aux accents affirmatifs, accusateurs, vindicatifs, moqueurs, narquois ou encore assertifs. Pour se faire une place dans l’espace doublement concurrentiel de la presse et des organisations militantes, il semble qu’il fallait alors redoubler d’imagination. L’enjeu se trouvait aussi dans la juste place entre la volonté de se distinguer et celle de suivre des usages qui permettent de se donner, au choix, une image de sérieux professionnel, de proximité avec les expérimentations contre-culturelles, de presse prolétarienne ou de voix du mouvement social.
Couvertures potaches, photomontages, usages de nombreuses couleurs, trait manuel lâché, expérimentations typographiques, sont autant de caractéristiques récurrentes de cette presse aux accents affirmatifs, accusateurs, vindicatifs, moqueurs, narquois ou encore assertifs.
Au sujet de cette presse, on se souvient parfois des mésaventures de certains de ses titres emblématiques, telles les saisies par la police de La Cause du peuple et l’arrestation de deux de ses directeurs successifs pour injures et diffamations envers la police, provocation au meurtre, au pillage, à l’incendie et crimes contre la sûreté de l’État, comme le rappelle Jean-Claude Vimont dans son article sur « Les emprisonnements des maoïstes et la détention politique en France (1970-1971) » (Criminocorpus, 2015). La Cause du peuple, quant à elle, fût finalement « protégée » par le geste de Jean-Paul Sartre d’en revendiquer la direction. Autre exemple, l’épisode de la saisie pour outrage aux bonnes mœurs du numéro 12 de Tout ! (23 avril 1971) – préparé avec le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) – qui, lui aussi, reste inscrit dans les mémoires. Mais on est, souvent, moins au fait de l’histoire quotidienne de ces journaux, ou de l’histoire de celles et ceux qui y ont travaillé avec ferveur et plus ou moins de constance. Ce sont pourtant des militants et militantes de base, des imprimeurs, des maquettistes, des libraires qui ont tenus les rôles cruciaux de la vie quotidienne de cette presse dite contre-culturelle, underground ou alternative. Lesquels œuvraient avec esprit d’initiative et assumaient un amateurisme audacieux, bousculant parfois les travailleurs du secteur.
Parmi les acteurs d’importance de ce paysage médiatique, et non des moindres, on trouve Simon Blumenthal, patron des Nouvelles presses parisiennes (NPP) puis de l’imprimerie SIM, au carrefour du milieu révolutionnaire parisien. Sur ses outils étaient imprimés ou composés tout ou partie de titres aussi variés que El Amel El Tounsi, Géranonymo, Guerre dans Babylone, L’Antinorm, L’Étincelle, L’Outil, L’Humanité rouge, La Cause du peuple, La Jeune garde, Le Fléau social, Le Marxiste-léniniste, Le Paria, Lutte antimilitariste, Passer outre, Portugal libre, Révolution !, Révolution Afrique, Révolution Culturelle, Gwirionez vérité Bretagne ou encore Vive la révolution, et probablement bien davantage. Des titres liés à des tendances maoïstes orthodoxes, spontex ou désirantes, à des homosexuels révolutionnaires, à des comités de soutiens internationaux, à des groupes d’exilés, à des féministes matérialistes, à des libertaires ou des conseillistes, etc. et qui, en plus des journaux, lui demandaient de tirer pour elles et eux des affiches, des brochures, des livres, qu’il éditait parfois lui-même.
En bref, les NPP imprimaient une part importante des publications des différentes tendances qui composaient l’extrême-gauche à cette époque, exception faite de quelques courants et chapelles, notamment trotskystes, qui avaient d’autres adresses, quand ils n’avaient pas leur propre imprimerie. Le sigle NPP s’impose en bas de la quatrième de couverture de très nombreuses publications, sous un léger filet et accompagné des noms des directeurs de publication ou de rédaction. Comme une marque de fabrique, ou un signe distinctif.
Dans un entretien personnel avec l’auteur de ces lignes, Gilles de Staal – militant de Révolution ! – se rappelle que l’homme est « bourru, renfrogné avec une grosse moustache » et qu’il est loin de n’être qu’un patron d’imprimerie. Son parcours est marqué de peut-être : peut-être militant CGT selon la fiche biographique de René Lemarquis dans Le Maitron rédigée par Claude Pennetier, peut-être avocat selon François Dosse dans sa biographie de Gilles Deleuze et Félix Guattari (2009), il est visiblement – d’après Pierre Pachet dans un essai consacré à Jean-Pierre Vernant (Le Genre humain, vol. 53, no. 2, 2012) – membre de l’organisation communiste dissidente Voie communiste dans les années 1950, dont il aurait peut-être dirigé le journal éponyme tout en poussant l’organisation vers le maoïsme dès le début des années 1960. Probablement « porteur de valise » en soutien au FLN et emprisonné pour ses activités pro-algériennes (selon Claude Pennetier), dont certains racontent, comme Stéphane Courtois lors d’un entretien avec l’auteur, qu’elles consistaient en l’impression de faux papiers. Rien n’est très sûr dans les récits du parcours de Simon Blumenthal, et son itinéraire nous parvient par bribes à travers les biographies de certains militants des années 1950-1960 (René Lemarquis, Jean-Pierre Vernant, Félix Guattari, etc.), ou encore grâce aux témoignages des militants qui ont fait partie de ses commanditaires. L’homme jouit pourtant d’une reconnaissance certaine chez ses camarades de l’époque qui invite à prolonger la recherche à son sujet. Sur Anna Blumenthal, sa femme, on sait encore moins de choses, si ce n’est l’importance de son travail administratif et financier dans les NPP. Comme trop souvent dans les récits de cette époque, l’activité précise de cette femme — comme celle de ses consœurs — se perd dans les angles morts de la mémoire des témoins…
Les ouvriers des NPP
Composante centrale des NPP, les ouvriers de l’imprimerie sont presque toujours décrits comme une figure collective, sans identité individuelle, avec d’éventuelles distinctions de spécialité, toutefois. Le témoignage d’Eric Zajdermann – lui aussi militant de Révolution ! – expose la composition de l’atelier, en mentionnant que les ouvriers (qui sont très majoritairement des hommes), sont une quinzaine en prépresse (environ dix linotypistes, cinq « typos » et deux ou trois photograveurs), auxquels il faut ajouter les imprimeurs (en feuille à feuille et en offset rotative). Certains témoins évoquent parfois les différences de cultures et d’attitudes entre les uns et les autres : les linotypistes sont très habiles, très rapides, très érudits ; et les typos sont rigolards, blagueurs, costauds, mais aussi très dextres à la composition. Dans l’ensemble les ouvriers ne sont pas des militants, mais ils ont de la sympathie pour les révolutionnaires qu’ils voient souvent.
Les linotypistes sont très habiles, très rapides, très érudits ; et les typos sont rigolards, blagueurs, costauds, mais aussi très dextres à la composition. Dans l’ensemble les ouvriers ne sont pas des militants, mais ils ont de la sympathie pour les révolutionnaires qu’ils voient souvent.
Gilles de Staal rapporte néanmoins que plusieurs ouvriers avaient été liés aux réseaux indépendantistes algériens ou poursuivis pour insoumission pendant la guerre d’Algérie. Un militant de l’organisation Révolution ! – issue d’une scission au sein de la Ligue communiste d’obédience trotskyste en 1971 – se fait aussi embaucher comme photograveur et aurait été chargé de constituer une cellule politique au sein de l’imprimerie.
Parfois, des conflits larvés ponctuent les relations entre les organisations militantes et Simon Blumenthal, notamment quand certaines tentent d’organiser les ouvriers de l’imprimerie. Celui-ci, possiblement en forme de représailles contre ces tentatives menées par certains de ses clients, aurait ainsi livré des journaux avec des retards successifs, mettant en péril l’équilibre économique de la presse de ces groupes. Des relations qui se seraient finalement améliorées à la faveur d’un dialogue avec les organisations et grâce à l’instauration diplomatique de « pots de bouclage », se remémore Gilles de Staal.
Les ouvriers de l’imprimerie ont été, quoi qu’il en soit, des soutiens importants pour Simon Blumenthal, du moins à certaines occasions clefs, alors que celui-ci subit des pressions policières, en particulier à l’occasion des saisies du journal de la Gauche prolétarienne, La Cause du peuple, pendant le printemps 1970. On peut ainsi lire dans les colonnes de Vive la révolution (no. 5, 5 juin 1970) – un autre titre imprimé par les NPP – un communiqué intitulé « Pourquoi la police aux Nouvelles presses parisiennes » dans lequel des travailleurs de l’imprimerie – probablement assistés dans la rédaction par des militants – rapportent
« Le 2 juin, vers 16h, soit quelques heures après la parution de La Cause du peuple no 24 – journal qui n’est pas interdit – des policiers qui étaient déjà venus à plusieurs occasions semblables pour interrogatoire et perquisitions, sont revenus avec l’intention d’emmener le directeur des NPP, pour garde à vue ; ils ont tenté de le persuader de les suivre sans aucun mandat d’amener.
Le personnel prévenu a immédiatement réagi devant l’arbitraire de telles méthodes : il a débrayé et a occupé les bureaux où se trouvaient les policiers. Ceux-ci impuissants, se sont alors réfugiés derrière des instructions à demander à leurs supérieurs pendant que les « forces de l’ordre », environ 60 individus en uniforme ou en civil, occupaient les issues. (L’imprimerie emploie une quinzaine de personnes !).
Devant les menaces proférées d’employer la force pour emmener le directeur, les ouvriers ont décidé celui-ci de quitter les bureaux et de venir se réfugier dans les ateliers. Là, le personnel s’est barricadé à l’intérieur des locaux pour faire face à toute éventualité ! Il a rapidement prévenu des amis à l’extérieur et un reporter radio venu dans les ateliers pour obtenir un interview qui a été diffusé dès 18h. La police a dû se contenter d’une audition du directeur dans les ateliers, en présence du personnel.
Pendant tout ce temps, de nombreux voisins et amis, en particulier des ouvriers des environs, se rassemblaient face aux policiers et prenaient conscience de la gravité de la tentative d’agression arbitraire. La police a fini par partir vers 19h30, bredouille.
En conclusion, nous considérons que les hésitations puis le départ de toutes les forces de l’ordre sont une victoire obtenue par l’action unie des ouvriers. […] »
Ce texte illustre une certaine identification des ouvriers avec le travail politique de l’imprimerie, et il souligne du même coup la régularité des pressions policières, qui ne ciblent pas seulement certaines organisations et leurs membres, mais aussi les circuits logistiques de production et distribution de leurs organes de presse. Il faut sans doute souligner le fait que la rencontre dans l’atelier entre les imprimeurs et les militants est fréquente, et assez régulière pour qu’il y ait des formes de reconnaissances mutuelles favorisant les sympathies.
Travail dans l’imprimerie
Les NPP sont une imprimerie composite : on prépare les textes au plomb (en caractères mobiles et en linotype), puis on tire sur transparents et on monte à la main pour réaliser les clichés et préparer les plaques offset, avant d’imprimer en feuille à feuille ou en rotative, suivant les volumes et les types de façonnages. Pour la presse militante, cela veut dire qu’on peut passer plusieurs jours dans l’atelier pour préparer chaque numéro. Certains décrivent avec enthousiasme leur fascination pour le monde de l’imprimerie. Ils pouvaient alors rester une semaine sur place quand seuls trois jours étaient requis, rapporte Eric Zajdermann. Les journées de préparation d’un journal se déroulent en plusieurs phases : écriture, réception des textes, pré-compositions, relectures, arbitrages, coupes et corrections, puis montage des pages.
Les NPP sont une imprimerie composite : on prépare les textes au plomb (en caractères mobiles et en linotype), puis on tire sur transparents et on monte à la main pour réaliser les clichés et préparer les plaques offset, avant d’imprimer en feuille à feuille ou en rotative, suivant les volumes et les types de façonnages.
Les militants de Révolution ! sont souvent plusieurs dans l’atelier avec l’imprimeur, et les différentes étapes se discutent sur place avec lui. Les éditoriaux et la une sont préparés au dernier moment et sur place, avec des membres du comité de direction de l’organisation qui viennent peu avant le bouclage. Plusieurs militants se sont ainsi formés au fur et à mesure de leur implication, jusqu’à devenir elles et eux-mêmes professionnels en prépresse ou dans l’imprimerie, sans même parler de celles et ceux qui deviendront journalistes de métier, reconnus par leurs collègues, après avoir eu comme seule formation leur activité volontaire dans la presse révolutionnaire ou contre-culturelle.
Les NPP, comme les journaux militants qui y sont imprimés, ont constitué ainsi une école informelle pour les différents corps de métiers de la chaîne éditoriale.
Les NPP, comme les journaux militants qui y sont imprimés, ont constitué ainsi une école informelle pour les différents corps de métiers de la chaîne éditoriale. Une école qui offre parfois des portes de sorties à des militants qui souhaitent se mettre à distance de la politique, ou un travail à celles et ceux en mal d’argent. Pour les membres des organisations militantes, travailler sur un journal, et donc entrer en relation régulière avec un imprimeur, c’est aussi mieux comprendre les ressorts économiques de ce genre d’entreprises. Traites, avances, reconnaissances de dettes, coulages des ventes, deviennent des modalités de la gestion quotidienne d’économies précaires, à la fois pour chaque organisation mais aussi pour l’imprimeur. Aux NPP surtout, où les revues pornographiques sont très présentes en raison de ces facteurs financiers, et pour cause : l’impression militante étant une source de revenus plutôt instable ; la nuit, les tirages pornographiques permettent de maintenir à flot l’économie de l’imprimerie.
Pour les membres des organisations militantes, travailler sur un journal, et donc entrer en relation régulière avec un imprimeur, c’est aussi mieux comprendre les ressorts économiques de ce genre d’entreprises.
Il reste beaucoup à dire sur les relations entre jeunes militants et imprimeurs, qui sont parmi les rares à se fonder avant tout sur une collaboration dans le travail et non dans la politique. Mais au-delà, il semble judicieux de persévérer dans une recherche en profondeur sur le travail particulier des imprimeurs en général. Quelques noms tels que Rotographie, Les Imprimeurs Libres ou encore Le Souterrain, pour n’en citer que quelques-uns, mériteraient une même attention que les NPP, pour comprendre les modes de productions, les évolutions des techniques et des usages, la variété des outils, et les stratégies face à la répression de la presse révolutionnaire et contre-culturelle des années 1968 en France. À ce titre, Simon Blumenthal et les NPP ont valeur de métonymie : ce sont les noms qu’on retient pour figurer tous celles et ceux dont le nom nous est encore inconnu. ◼
À lire aussi
Revue Vive la révolution, no. 5, 25 avril 1970
© Centre Pompidou/Bibliothèque Kandinsky