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« L'Encyclopédie des guerres », seize ans d'une performance littéraire hors norme

Jean-Yves Jouannais, critique d'art et écrivain, est monté sur scène au Centre Pompidou pour proposer pendant seize ans une traversée de toutes les guerres de l'histoire humaine. Cet ouvrage parlé, à mi-chemin entre littérature et performance, s'est achevé en octobre dernier avec l'entrée « Zuran ». Retour sur L'Encyclopédie des guerres, une aventure littéraire qui fait déjà date.

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Le 17 octobre 2024 se jouait en Petite salle du Centre Pompidou la cent cinquantième, et ultime séance de L’Encyclopédie des guerres de Jean-Yves Jouannais, entamée en 2008, un 25 septembre. Une fébrile émotion règne dans la file d’attente ; on évoque tel bon mot, telle anecdote savoureuse en souvenir d’une séance passée (presque une par mois), ou bien l’on se perd en d’hasardeuses conjectures sur le mot de la fin : « zigzag », « zouave », « zulu » ? Pendant seize ans, L’Encyclopédie de Jouannais a réuni au Centre Pompidou un public fidèle et nombreux pour une aventure littéraire absolument singulière, d'autant qu'« elle ne s'écrira jamais » comme l'a toujours assumé son auteur.

 

Pendant seize ans, L’Encyclopédie de Jouannais a réuni au Centre Pompidou un public fidèle et nombreux pour une aventure littéraire absolument singulière, qui ne s'écrira jamais.

 

Rien ne prédestinait pourtant le natif de Montluçon à se plonger corps et âme dans la guerre, lui qui fut exempté de service militaire (alors obligatoire) à la caserne de Limoges – hormis peut-être la mémoire familiale ; ce grand-père mort noyé sous l'uniforme français à Montluçon en 1945, et la montre gousset de son arrière-grand-père, brisée, souvent convoquée en séance, posée sur une très banale table en guise d'unique décor, côté jardin. Critique d’art, rédacteur en chef du magazine Art Press pendant neuf ans, Jean-Yves Jouannais cultive un regard singulier sur l’histoire et un vrai goût pour l’idiotie, en tant que posture artistique et critique, à laquelle il dédie un essai en 2003. « Mes modèles, ce sont Bouvard et Pécuchet, qui sont deux merveilleux idiots. Flaubert, dans ce livre, ne consacre aucun chapitre à la polémologie, à l’art de la guerre. Je voulais écrire, imaginer, rêver ce chapitre inexistant de Bouvard et Pécuchet. Suivant leur exemple, j’accumule des livres de guerre pour constituer une bibliothèque », confie Jouannais.

Il se met à troquer les livres de sa propre bibliothèque, ne traitant pas de guerre, contre d'autres qui lui sont entièrement consacrés ; il y glane une collection de mots, d’expressions, de paragraphes, d’onomatopées… Si la violence des récits le hante plus qu’elle ne l’instruit, l’artiste offre une déambulation à travers les récits militaires et littéraires, comme une errance poétique et obsessionnelle sur le chaos de la guerre. Cette épopée orale est-elle réelle ? Fictive ? On serait bien en peine de l'affirmer tant le ridicule ou le cocasse rodent au détour de chaque nouvelle lettre. Ainsi, lorsqu’il raconte comment le général Bardin, célèbre pour son Dictionnaire de l’armée de terre, a œuvré pour que le terme de « pompon », sur un couvre-chef, fût remplacé par celui, jugé plus menaçant, d’« houppette lenticulaire ». Faut-il en sourire ? Ou lorsqu’il s’amuse, à l’entrée « Zoarchie », de l’organisation rigoureuse des éléphants de combat chez les Grecs, dont on doute qu'ils passent de front dans une étroite sente. L'homme se défend pourtant d'accorder une trop large part à l'invention ou à la fiction au cours de ses séances — exception faite, sans doute, de ce qui a trait à ses deux grands-pères. Il est prêt, dit-il, à le jurer « sur la tête de [sa] loutre », présente ce soir à sa droite, la gueule tournée vers l'apprenti historien. De cet animal empaillé, on ne sait rien, sinon qu’il est là pour s’habituer au public, pour se désinhiber avant son retour sur scène le 7 novembre, au côté d'une vingtaine d'invité·es livrant un ultime abécédaire de la guerre sous forme d'hommage et de célébration critique : la retraite en chantant.

Son air détaché, presque s’excusant d’être sur une scène dépouillée, son ton pince-sans-rire, son style distant et poétique font mouche à tous les coups ; on rit de bon cœur. « Je ne suis pas obligé de gloser, dit-il. J’ai vécu jusqu’à 60 ans sans avoir besoin de ce mot, “Zaptié”. Ça ne m’a pas manqué pour écrire des poèmes que je n’ai de toute façon pas écrits. Vous, en revanche, vous pourriez en avoir l’usage. » Sur scène, Jouannais navigue d’une époque à l’autre, depuis L’Iliade, une guerre imaginaire, jusqu’au lâcher de bombe sur Hiroshima, le 6 août 1945. Ces deux bornes chronologiques, de même que l’ordre alphabétique souvent malmené, ou la circonscription de son sujet aux seuls champs de bataille, comptent parmi les rares règles qu’il s’impose.

 

Son ton pince-sans-rire, son style distant et poétique font mouche à tous les coups ; on rit de bon cœur.

 

Ce soir, la séance s’ouvre avec le substantif « Ypérité », un mot dorénavant presque inutile, désignant les soldats victimes du gaz moutarde, les ypérités, donc, dont la première utilisation a été faite dans les environs d’Ypres, en Belgique. Un sinistre écho aux « abîmés » de la première séance. C’est là prétexte à gloser sur la toponymie et l’onomastique, l’étude des noms. Avant 1916, trouvait-on, dans la littérature, des passages bucoliques ayant Verdun pour cadre ? questionne Jouannais. Il convoque Gabriel Chevallier, l’auteur du célèbre roman satirique Clochemerle, Marcel Proust, Pierre Loti ou encore Louis-Ferdinand Céline, brossant une fresque kaléidoscopique de la guerre, loin d’un quelconque académisme. Sa performance est illustrée de projections visuelles : cartes, photos, tableaux, extraits de films, ou de jeux vidéo, empruntant à tous les styles, venant ponctuer jusqu’à la dernière entrée — écrite en lettres rouge sang, comme à l'accoutumée sur le fond de scène : « Zuran », en République tchèque, butte commémorative de la bataille d’Austerlitz.

 

J’aurais réalisé ce qu’était mon rêve, une épopée qui n’aura fait que du surplace, qui ne nous aura emmenés nulle part. Je suis content de constater que je n’ai pas bougé depuis seize ans et que j’en suis toujours au point de départ.

Jean-Yves Jouannais

 

Au fil des dernières lettres, on sent l’émotion étreindre Jean-Yves Jouannais (il doit marquer une pause) et un frisson agiter l’assistance. « Je ne sais pas comment ça finira », confie-t-il en ami, avant d’entamer une comptine enfantine : « Trois petits chars, trois petits chars, trois petits chars, chars, chars…, char d’assaut, char d’assaut, char d’assaut, saut saut… » où la réalité des termes scandés constraste avec la candeur de la mélodie. Elle est à l’image de ce projet littéraire de longue haleine qui se clôt : « J’aurais réalisé ce qu’était mon rêve, une épopée qui n’aura fait que du surplace, qui ne nous aura emmenés nulle part. Je suis content de constater que je n’ai pas bougé depuis seize ans et que j’en suis toujours au point de départ. » Désarmé, barre et machine. ◼