Danielle Arbid : « Je serais allée au bout du monde pour effacer la guerre de ma mémoire. »
D’origine libanaise, Danielle Arbid réalise des films depuis 1997. S’intéressant à différentes formes de narration, Danielle Arbid construit une œuvre dense entre fictions, essais et documentaires. Le récent Passion simple (adaptation du livre éponyme d’Annie Ernaux, 2020), Peur de rien, Un homme perdu, Dans les champs de bataille, ont été sélectionnés dans les plus grands festivals internationaux (Cannes, San Sebastian, Toronto, New York, Busan, Tokyo…) et reçu de nombreux prix. Elle a aussi été récompensée par le Léopard d'or vidéo au festival de Locarno pour la série Conversations de salon, et par le Léopard d'argent pour Seule avec la guerre, prix Albert-Londres également en 2001. Ses œuvres vidéo ont été présentées ou acquises par plusieurs musées, dont le Centre Pompidou. Depuis quelques années, elle travaille sur une série dont les protagonistes sont les membres de sa famille, intitulée Ma famille libanaise.
« Septembre 1988. J’ai 18 ans. J’habite depuis quelques semaines à Paris. Je suis sur le quai de la ligne 7 avec une de mes nouvelles amies de la fac, quand elle s’exclame en voyant le métro : "Il est toujours en retard et blindé. C'est choquant quand même." Sur le coup, je trouve l’expression excessive. Elle ne colle pas du tout à ce monde en paix où je venais d’atterrir.
Moi, j’étais choquée par les bombardements, les enlèvements, les voitures piégées et les disparitions… Et encore, au bout de quinze ans de guerre civile libanaise, le choc s’est atténué et on en parlait comme d’une fatalité. Notre monde à nous… J’allais expliquer tout cela à ma nouvelle amie, mais je me suis retenue. Je ne voulais pas qu’elle me prenne pour un sujet exotique, ni qu’elle ait pitié de moi. Je venais de débarquer et je n’avais qu’une idée, rayer tous ces souvenirs de ma tête, et lui ressembler. Encore aujourd’hui, je me demande si mon enfance au Liban n’était pas une fiction, tant elle n’a rien à voir avec mon présent. Présent assombri depuis quelques mois par la guerre en Ukraine. La guerre s’approche à nouveau, et ça me terrifie…
Moi, j’étais choquée par les bombardements, les enlèvements, les voitures piégées et les disparitions. […] Je venais de débarquer et je n’avais qu’une idée, rayer tous ces souvenirs de ma tête.
Danielle Arbid
Même après tout ce temps, quand je retournais à Beyrouth, je percevais la guerre partout, gravée dans chaque pierre, sur chaque mur, chaque visage. Et je serais allée au bout du monde pour l’effacer de ma mémoire. D’ailleurs je n’y retourne plus, ni au Liban ni dans cette région funeste. Je n’aime pas le Moyen-Orient. C’est un monde où les guerres succèdent aux guerres et les morts aux morts. Et personne n’a jamais été jugé. "Rien ne revient de ce qui a été détruit, rien ne renaît, ni les hommes disparus, ni les bibliothèques brûlées, ni les phares engloutis, ni les espèces éteintes, malgré les musées, les commémorations, les statues, les livres, les discours, les bonnes volontés, des choses en allées il ne reste qu’un vague souvenir, une ombre qui plane… ", écrit Mathias Énard dans Zone.
Je n’aime pas le Moyen-Orient. C’est un monde où les guerres succèdent aux guerres et les morts aux morts.
Danielle Arbid
Alors, je fais des films pour réinventer les phares engloutis et faire vivre coûte que coûte les ombres qui planent. Et certaines nuits, je les vois… Je rêve que j'habite un de ces immeubles de Beyrouth. La guerre n'a pas encore eu lieu. Je regarde la ville de ma fenêtre. Les cent cinquante mille morts sont toujours vivants. Ils dorment, à cette heure-ci, dans leurs lits, dans leurs maisons. Je les ai croisés. Dans ce pays, les immeubles ressemblent à de vrais immeubles, sans trous, ni traces de balles. Et les miliciens ne sont pas encore des miliciens. Ils n’ont pas perdu leur innocence. La guerre n'est qu'un lointain cauchemar. La guerre n'aura pas lieu. ◼
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Image tirée du film « Aux frontières » de Danielle Arbid, 2002, © Danielle Arbid