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Le surréaliste destin de Yahne Le Toumelin

Découverte par André Breton, soutenue par Leonora Carrington, Yahne Le Toumelin prend activement part au mouvement surréaliste dès les années 1950, avant de se tourner vers l'abstraction lyrique. Son rapport paradoxal à la notoriété, ainsi que ses voyages, notamment au Tibet, la pousseront à se détacher de la peinture pour embrasser la religion bouddhiste — elle est la mère du moine Matthieu Ricard. Son œuvre sensible, empreinte de mysticisme, mérite que l'on s'y arrête, à l'image de son fascinant tableau, Le Cheval de Merlin l’enchanteur, présenté dans l'exposition « Surréalisme ». Retour sur un destin hors du commun. 

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Quels sont les ressorts cachés qui, hors de toute considération esthétique, font ou défont une carrière artistique ? Quel sens donner à ces points de bascule où une œuvre accède à la reconnaissance de ses pairs, tout en restant cachée au plus grand nombre ? Entrée dans la peinture par le surréalisme, Yahne Le Toumelin a ensuite participé à l’envolée de l’abstraction lyrique. D’elle, pourtant, ne restent que quelques rares écrits, dont deux pages dans Le Surréalisme et la peinture d’André Breton (1965). Autant de traces en creux d’une artiste qui, toute sa vie, se méfia des cadres et des enfermements, seulement guidée par une quête insatiable de la lumière, quitte à fuir celle de la notoriété.

 

Un jour de 1956, André Breton parcourt à pied les deux kilomètres qui séparent la gare de Valmondois d’une petite maison située au creux d’un vallon. […] Il rend visite à une artiste que Leonora Carrington l’a fortement invité à rencontrer dans plusieurs lettres : « une femme passionnante, une sorcière », lui a-t-elle dit.

 

Un jour de 1956, André Breton parcourt à pied les deux kilomètres qui séparent la gare de Valmondois d’une petite maison située au creux d’un vallon. Peut-être reconnaît-il dans les paysages qu’il traverse ceux représentés dans certaines œuvres du peintre Charles-François Daubigny, qui a vécu, un siècle plus tôt, dans la maison à la porte de laquelle il s’apprête à frapper. Il rend visite à une artiste que Leonora Carrington l’a fortement invité à rencontrer dans plusieurs lettres : « une femme passionnante, une sorcière », lui a-t-elle dit. Cette jeune sorcière qui lui ouvre, le réconforte avec une blanquette et lui montre sa chambre-atelier dans laquelle sont exposées ses peintures, se nomme Yahne Le Toumelin. Séduit par le personnage autant que par son œuvre, Breton repart avec un tableau qu’il expose dans sa galerie parisienne À l’Étoile scellée. Las, la galerie ferme définitivement la semaine suivante.

 

Peu après, Breton, devant la réticence de Yahne à fréquenter le café des surréalistes, lui assène qu’il ne la pensait pas aussi intolérante. La vie de Yahne Le Toumelin sera ainsi tissée de ces rencontres qui lui ouvriront autant de portes qu’elles en refermeront ; elles lui donneront souvent le courage et le souffle nécessaire pour infléchir, à plusieurs reprises, une trajectoire qu’elle aurait jugée trop facile ou trop rectiligne. En d’autres termes, rien, dans sa vie, ne s’est passé comme prévu.

Yahne Le Toumelin naît le 27 juillet 1923 à Paris, dans une famille haute en couleur, placée sous le patronage d’un père capitaine au long-cours qui sera l’un des derniers corsaires de la marine française, partant des mois durant traquer les trafiquants d’alcool le long des côtes américaines et qui, revenu à la vie civile, connaîtra des fortunes diverses. Elle grandit au Croisic, en Loire-Atlantique, auprès d’une grand-mère qui y tient un hôtel. Enfant, déjà, elle est portée par deux forces qui l’accompagneront toute sa vie, deux forces qui auraient pu s’opposer ou se neutraliser mais qui, dans son histoire, ne cesseront jamais de se croiser et de se renforcer l’une l’autre. D’une part, un irrépressible élan mystique, déjà tourné vers le Tibet, alimenté par des livres que lui recommande la bibliothécaire du Croisic, dont les œuvres d’Alexandra David-Néel et laBhagavad-Gita (texte-clé de la littérature hindoue, souvent considéré comme la Bible de l’hindouisme, ndlr) ; d’autre part, une énergie créatrice intense, s’exprimant naturellement au moyen du dessin et de la peinture. Yahne cherche déjà à s’extirper du quotidien lors de longues fugues dans les rochers, les grottes et les criques qui ponctuent la côte sauvage et dont elle connaît les moindres aspérités. De ces premières libertés qu’elle s’octroie naîtront ses premières œuvres d’enfant.

 

En 1939, Yahne a 16 ans et obtient son baccalauréat. Elle entre d’abord à l’Académie de la Grande Chaumière, où son professeur Édouard Mac-Avoy moque une de ses toiles sur laquelle, prise dans une sorte de crise spirituelle, elle n’a pu peindre que de la lumière.

 

De retour à Paris en 1936, Yahne continue à peindre et dessiner. Un peintre espagnol, qui se targue d’avoir fait les portraits de Douglas Fairbanks et Marlène Dietrich, voisin et ami de ses parents, remarque son talent, lui offre toiles et tubes de peinture, et l’invite dans son atelier pour lui enseigner les rudiments de l’art. Elle n’a que 14 ans, découvre Velasquez et la peinture à l’huile, mais comprend vite que le maître ne s’intéresse pas qu’à ses productions. L’expérience tourne court. En 1939, Yahne a 16 ans et obtient son baccalauréat. Elle entre d’abord à l’académie de la Grande Chaumière, où son professeur  Édouard Mac-Avoy moque une de ses toiles sur laquelle, prise dans une sorte de crise spirituelle, elle n’a pu peindre que de la lumière. Elle part alors pour l’atelier d’André Lhote qui, à l’inverse, la prend en exemple, louant et exposant sa peinture éclatée en arc-en-ciel, la félicitant d’avoir osé télescoper les sujets, d’avoir trouvé la lumière pure ; il la surnomme affectueusement « Madame Delaunay ». C’est là qu’elle rencontre Henri Cartier-Bresson et se lie d’amitié avec lui. Entre eux, une même recherche de la composition, une même attirance pour le nombre d’or. Elle visite le Salon de Mai, étudie les grands maîtres qui auront une influence sur toute son œuvre : Fra Angelico, Altdorfer, Van Eyck, Rembrandt, Tiepolo, Turner. À la même époque, elle découvre Paul Klee, dont l’œuvre lui change le regard.

Lorsque la guerre éclate, puis pendant l’Occupation, elle est encore à Paris. Par l’intermédiaire de Philippe Lavastine, elle devient disciple de Georges Gurdjieff, dont elle suivra les enseignements plusieurs années. Peu à peu, les fils de son existence, de sa manière d’être au monde, commencent à se tisser, notamment par la rencontre de femmes et d’hommes remarquables. En 1944, elle rencontre le journaliste Jean-François Ricard (qui ne s’appelle pas encore Revel), dont elle tombe enceinte et qu’elle épouse en 1945. En 1950, ce dernier est nommé professeur de philosophie à Mexico, au sein de l’Institut Français d’Amérique Latine, l’Ifal. Yahne le suit avec leurs deux enfants, Matthieu et Ève. À L’Ifal, Jean-François monte un ciné-club où sont projetés aussi bien des films de Chaplin que les films surréalistes de Buñuel. Les séances attirent de prestigieux spectateurs, dont Buñuel lui-même, mais aussi Frida Kahlo, Diego Rivera, Carlos Fuentes, Mario Vargas Llosa. Yahne y réalise des affiches pour les films de Chaplin. Elle peint aussi une grande fresque de 60 m2 sur un mur de l’Institut, pour ce qui sera sa seule incursion dans l’abstraction géométrique, mais aussi sa première expérimentation du grand format ; la fresque sera effacée dès son départ du Mexique. Cependant, son séjour au Mexique vaut surtout pour les rencontres qu’elle y fait, notamment parmi les trotskistes qui entourent Victor Serge.

 

Mais aucune rencontre ne compte autant que celle de Leonora Carrington. Les deux femmes deviennent amies. Elles ont beaucoup en commun : elles sont toutes deux peintres, femmes et mères, vivant dans un pays qui n’est pas le leur. Elles ont les mêmes aspirations mystiques, la même attirance pour le Tibet.

 

Mais aucune rencontre ne compte autant que celle de Leonora Carrington. Les deux femmes deviennent amies. Elles ont beaucoup en commun : elles sont toutes deux peintres, femmes et mères, vivant dans un pays qui n’est pas le leur. Elles ont les mêmes aspirations mystiques, la même attirance pour le Tibet. L’influence de Leonora, tant dans l’inspiration, dans le style que dans la technique, sera décisive : Yahne ne s’en cache pas, revendique cet ascendant. Leonora lui donne des cours de dessin. Elle apprend aussi auprès d’elle la technique du glacis et de la peinture sur bois à tempera. Elle se laisse gagner par des thèmes qui leur sont chers et qui la font basculer formellement dans le surréalisme : l’onirisme (elle s’astreint à peindre certains de ses rêves), la magie, les mystères et les légendes. Déjà, elle cherche la lumière, même si la technique la contraint encore à ne peindre que de petites fenêtres. Ainsi, le tableau exposé dans le cadre de l’exposition « Surréalisme » du Centre Pompidou, Le Cheval de Merlin l’enchanteur (1953), bien que réalisé après son retour en France, est l’un de ses plus « carringtoniens », mêlant non sans humour références à la légende arthurienne et mythologie égyptienne.

 

Dans ce Mexique qu’elle voit et vit au travers du prisme des expatriés et du petit monde de l’intelligentsia artistique et littéraire, dans un pays fracassé dont elle comprend et déplore les misères insondables, seule Leonora compte pour elle. Leur amitié perdurera tout au long de leurs vies, longtemps après le départ de Yahne du Mexique en 1952, pays où elle ne retournera jamais. Et ce sera, de fait, Leonora qui, de passage à Paris en 1954 pour une exposition chez Pierre Loeb, écrira cinq lettres à André Breton au sujet de Yahne le Toumelin, ces lettres dans lesquelles elle la dépeint en sorcière.

À partir de 1952, Yahne commence à côtoyer de près le monde parisien de l’art. Sous le pseudonyme du Piéton de Paris, elle se fend chaque lundi d’une chronique sur l’actualité artistique pour le journal L’Observateur. Devenue critique d’art sans trop l’avoir cherché, elle sillonne Paris à vélo, visitant anonymement salons et galeries, et se trouve aux premières loges pour assister à la révolution qui s’opère sous ses yeux et qui voit le centre de gravité de l’art moderne se déporter peu à peu de Paris vers New-York. Tiraillée, elle ne cesse jamais de peindre.

 

En 1957, Yahne Le Toumelin expose une centaine de ses œuvres surréalistes au salon Comparaisons. Le célèbre galeriste René Drouin laisse sur le livre d’or : « Fascinant. Je reviens demain ». Ayant quitté sa grande galerie de la place Vendôme pour un espace plus modeste rue Visconti, Drouin est un marchand à part, détaché de toute ambition mercantile et qui se distingue par son dévouement et sa poésie. Il se décide à aider Yahne en l’exposant mais aussi en la conseillant : il lui propose de prendre une sorte de « retraite en peinture », de mettre en veilleuse son imagination débordante et de se cantonner à une ou deux formes, une ou deux couleurs. Yahne suit les recommandations de Drouin, et commence à peindre des rectangles, des carrés, des cercles, essentiellement en brun et noir. Un jour, elle enlève de la matière et, dévoilant le blanc du support, trouve enfin la lumière. Elle montre aussitôt son tableau à Drouin : « Ça y est, vous avez trouvé votre technique ! », lui dit-il. Elle-même en dira, plus tard : « Mon style, c’étaient mes limites ».

 

Devenue critique d’art sans trop l’avoir cherché, elle sillonne Paris à vélo, visitant anonymement salons et galeries, et se trouve aux premières loges pour assister à la révolution qui s’opère sous ses yeux et qui voit le centre de gravité de l’art moderne se déporter peu à peu de Paris vers New-York.

 

Ainsi, peu à peu, Yahne Le Toumelin se détache du surréalisme pour se plonger, littéralement, dans l’abstraction lyrique. Outre les conseils de Drouin, ce sont les rencontres avec Pierre Soulages, Zao Wou-Ki et Georges Mathieu qui la feront basculer : ayant remarqué les œuvres de Yahne, ils la poussent à peindre en grand, à joindre le geste à la technique. Elle peint désormais à l’huile sur papier encollé, seul ce médium lui permettant de travailler la matière à l’aide de toutes sortes d’outils détournés – peignes, morceaux de caoutchouc, pièces de mécano, pour racler, enlever et, in fine, révéler la lumière.

Cependant, bien que connaissant un certain succès chez Drouin puis dans la galerie d’Ileana Sonnabend, Yahne supporte mal les affres et petites mesquineries du monde de l’art, qui le lui rendra bien. Un jour, Daniel Cordier, la raillant d’avoir choisi Drouin plutôt que d’autres galeristes plus ambitieux comme Leo Castelli, lui assène : « Vous vous êtes trompée de cheval ». Les marchands d’art, peu à peu, lui tournent le dos.

 

Un jour, Daniel Cordier, la raillant d’avoir choisi Drouin plutôt que d’autres galeristes plus ambitieux comme Leo Castelli, lui assène : « Vous vous êtes trompée de cheval ». Les marchands d’art, peu à peu, lui tournent le dos.

 

À partir de 1966, elle expose dans son propre atelier, installé dans une ancienne serrurerie, rue de Bourgogne. Mais un jour de février 1968, elle sèche son propre vernissage car le matin même, elle est partie pour l’Inde, à la rencontre, enfin, des maîtres tibétains. Commence alors la deuxième moitié de sa vie, celle d’une femme devenue nonne bouddhiste mais qui, envers et contre tout, restera peintre. Une peintre qui, disait-elle, ne voulait pas tant qu’on aime sa peinture, mais qu’on pose un regard aimant sur ses tableaux.

 

Yahne Le Toumelin s’est éteinte le 8 mai 2023 dans sa petite maison de Dordogne, cernée d’arbres et peuplée de souvenirs, dans laquelle elle peignit jusqu’à ce que son corps ne suive plus, elle qui ne se considérait pas comme une artiste. Elle aurait eu cent ans deux mois plus tard. ◼