Aller au contenu principal

Le Parlement des liens, trois jours pour refaire le monde

Trois jours durant, le Parlement des liens propose de retrouver au cœur du Centre Pompidou cinquante grandes voix de la recherche, de la pensée ou de la littérature. Sont ainsi invités, du 4 au 6 juin, Patrick Boucheron, Alain Damasio, Vinciane Despret, Cynthia Fleury, Yannick Haenel, Delphine Horvilleur, Maylis de Kerangal (entre autres). Comme un appel à déconfiner les savoirs. Entretien croisé avec Henri Trubert, co-fondateur des éditions Les Liens qui libèrent, à l'initiative du projet, et Jean-Max Colard, chef du service de la parole du Centre Pompidou.

± 11 min

Si, en temps de pandémie, les gestes-barrière sont indispensables, ils charrient pourtant avec eux un imaginaire trompeur. S’il nous faut veiller à garder nos distances, ce n’est pas parce que nous serions naturellement des isolats ou des atomes. Tout au contraire, c’est parce que nous sommes pris ensemble dans un réseau serré de relations biologiques, économiques, psychologiques sociales, réseau fragile et précieux qui se prolonge jusque dans notre manière distanciée de prendre soin les uns des autres : séparés, nous n’avons jamais été aussi conscients de nos interdépendances. Comment ces liens trament-ils nos existences, quelle place occupent-ils dans nos savoirs et nos imaginaires ? C’est cette question que le Centre Pompidou et les éditions Les Liens qui libèrent mettent à l’agenda trois jours durant, au travers du Parlement des liens.

Mathieu Potte-Bonneville — Pourquoi avoir lancé cette initiative ?

 

Henri Trubert — Il s’agissait d’abord pour nous de mettre en lumière une transformation très profonde dans l’économie d’ensemble de la connaissance aujourd’hui, et dans une très grande diversité de domaines. Et en un sens, la rapidité avec laquelle cette proposition a suscité l’intérêt de nos invités est comme une première manière de vérifier cette transformation : s’il y avait quelque chose d’un peu fou à convier cinquante personnalités de premier plan dans toutes les disciplines à dialoguer ensemble, c’était tout aussi fou de les voir nous répondre positivement, de manière enthousiaste en précisant : « Je veux converser avec une telle, avec un tel… ».


En témoignant de ce désir de dialogue entre les différents champs du savoir, c’est comme si nos « parlementaires » nous avaient répondu : nous ne pouvons pas rester séparés, parce que la séparabilité des phénomènes et des informations est justement ce qui appartient au passé. Prenez l’épigénétique : on a longtemps pensé qu’au fond, il y avait une chosification de l’information dans le gène, qui s’exprimait par une relation linéaire avec l’ARN (acide ribonucléique) et qui codait une protéine. C’était un système chosifié, linéaire, soutendu par une grille de lecture utilitaire et fonctionnaliste. D’ailleurs, pendant un moment, il y a eu ce qu’on appelle les « gènes poubelles » : comme certains gènes ne codaient pas, on ne savait qu'en faire et on les appelait les gènes poubelles. C’était extrêmement révélateur du fonctionnalisme et de l’utilitarisme en biologie. On mesure aujourd’hui que c’est le milieu, l’environnement, qui va exciter ou réprimer les gènes : on est passé d’un mouvement linéaire, du gène à son expression fonctionnelle, à un mouvement courbe, entrelacé, où les interdépendances entre l’individu et son milieu occupent une place centrale. Dans la structure même des liens, c’est peut-être l’une des choses les plus intéressantes tant la génétique est demeurée longtemps prise dans le paradigme de la séparabilité.

 

On est passé d’un mouvement linéaire du gène à son expression fonctionnelle, à un mouvement courbe, entrelacé, où les interdépendances entre l’individu et son milieu occupent une place centrale.

Henri Trubert, éditeur

 

Jean-Max Colard — Il s’agit aussi de retisser les liens entre les savoirs. Seiziémiste de formation, je suis frappé par ce qu’on pourrait appeler l’effondrement du modèle encyclopédique : aujourd’hui, l’idée d’un savoir encyclopédique qui serait détenu par une personne, ou rassemblé dans une somme réunissant tous les savoirs est devenue obsolète, et l’on voit bien comment Internet agrège un océan de savoirs hyper-spécifiques. Il est frappant, dans le même temps, que dans le champ de la littérature de nombreux auteurs se soient lancés dans des fictions encyclopédiques, comme s’il s’agissait de rêver une forme devenue impossible, ou de témoigner d’une aspiration à de nouveaux liens… Parce que la crise écologique que nous affrontons a une dimension globale : elle appelle ce travail de remise en relation.

 

C’est une question culturelle, musicale ou sensuelle : penser par entrelacements plutôt que par séparations.

Henri Trubert

 

Henri Trubert — La question est également politique. Comme l’explique l’historienne Sophie Wahnich, qui fait partie des personnes invitées, la Révolution française n'aurait pas eu lieu si elle n’avait été précédée de l’Encyclopédie de D’Alembert et Diderot, de même que de multiples encyclopédies populaires qui ont essaimé à la moitié et à la fin du 18e siècle. En modifiant l’espace culturel et mental de la société française, elles ont permis de sortir de ce que Kant appelle la « condition de minorité ». Cela a contribué à faire entrer le sujet dans l’histoire. Nous n’avons pas la prétention d’égaler D’Alembert ni Diderot : simplement de montrer la condition dans laquelle nous sommes, de mettre au jour l’émergence d’une nouvelle perception du réel. C’est tout autant une question culturelle, musicale ou sensuelle : chacun à leur manière, les textes de Bruno Latour, de Vinciane Despret, de Baptiste Morizot, invitent à penser par entrelacements plutôt que par séparations. C’est une mutation des imaginaires, à laquelle nous souhaitons contribuer.

Mathieu Potte-Bonneville —On pourrait objecter que l’hyper-spécialisation des sciences fait obstacle à cette mise en rapport… Un sociologue comme Bernard Lahire s’alarmait voilà déjà quelques années de la manière dont l’accroissement de la précision dans la description des phénomènes se payait d’un morcellement ou d’un éclatement de chaque discipline en sous-spécialités, rendant plus difficile l’appréhension de logiques transversales. Notre époque n’est-elle pas plutôt marquée par une déliaison des savoirs ?

 

Henri Trubert — Bien sûr, c’est une difficulté, qui va de pair avec la manière dont chaque science se dote de son formalisme propre : le risque est celui de privilégier un langage de signaux sur un langage de textes autorisant l’interprétation et la confrontation. C’est aussi ce qui rend nécessaire, pour sortir de ces formalismes, le recours à la conversation. Au départ, pour être honnête, j’avais quelques inquiétudes, je me demandais si nos « parlementaires » se laisseraient convaincre d’entrer dans ces conversations. Après tout, c’est un exercice qui n’est pas facile, lorsqu’on est face à quelqu’un que l’on connaît à peine, dont le domaine est totalement différent du vôtre… Et ce qui est très intéressant, c’est que pas un seul n’a rechigné ; l’immense majorité a témoigné d’un véritable enthousiasme, en disant : « On n’en peut plus de nos chapelles ». Cela a peut-être à voir avec la manière dont l’université française est encore très segmentée, bien davantage qu’aux États-Unis : nous avons rencontré un appétit de partage qui nous a nous-mêmes surpris.


Mathieu Potte-Bonneville — Venons-en au dispositif de ces trois journées : une succession ininterrompue de conversations, sans modérateur, écoutées à distance par le public. Pourquoi avoir imaginé un tel protocole ?

 

Jean-Max Colard — Ce dispositif, au fond, c’est une manière de permettre que se tiennent des conversations presque privées dans l’espace public. Les conversants, ici un sociologue et une scientifique, là une philosophe et un écrivain, vont s’entretenir ensemble en face à face, autour de petites tables disposées dans le Forum du Centre Pompidou. À chaque moment, deux conservations se déroulent ainsi simultanément, dans une proximité débarrassée de tout cadre éditorial ou d’environnement médiatique. C’est la question de la surprise : après les présentations, après avoir évoqué leurs travaux et leur discipline, qu’auront-ils à se dire ? Comment des scientifiques, d’horizons très divers, se croisent-ils ? Parallèlement, le public est invité à écouter les conversations au casque, à entrer dans la confidentialité de cet échange, avec un petit boîtier permettant de passer de la conversation 1 à la conversation 2. L’objectif, c’est qu’aucun dispositif sonore n'alourdisse ce que ces dialogues sans déroulé prévu d’avance peuvent avoir de fragile.

 

Le public est invité à écouter les conversations au casque, à entrer dans la confidentialité de cet échange, avec un petit boîtier permettant de passer de la conversation 1 à la conversation 2. L’objectif, c’est qu’aucun dispositif sonore n'alourdisse ce que ces dialogues [...] peuvent avoir de fragile.

Jean-Max Colard


Bien sûr, dans la vie quotidienne, de telles conversations ont régulièrement lieu, mais on n’y a pas accès : les conversations publiques, les débats ou les tables rondes sont plus formatés et il ne s’y dit pas forcément ce qu’on aurait envie d’entendre. On ne voit pas comment s’articulent, se négocient les terrains d’enquête et les disciplines. C’est cela que nous aimerions faire découvrir. L’idée m’est aussi venue de cet événement extraordinaire auquel j'avais assisté au Musée de l’Homme lors de la COP 21 (Conférence de Paris 2015 sur les changements climatiques), et qui s’intitulait Blackmarket for Useful Knowledge and Non-Knowledge (Au marché noir des connaissances utiles et inutiles) : autour d’une quarantaine de tables, le public venait rencontrer un par un les personnes invitées, expertes dans des domaines très variés. Nous inspirer de ce dispositif m’intéressait depuis longtemps, et lorsque le projet de Parlement des liens est arrivé sur notre table nous nous sommes dit que c’était l’occasion rêvée.

Mathieu Potte-Bonneville — En miroir à cette série de conversations de vive voix, vous publiez Relions-nous !, ouvrage collectif qui réunit des contributions des « parlementaires » et que vous avez choisi de sous-titrer La Constitution des liens – L’an 1. Pourquoi avoir donné à ce recueil cette forme politique, et choisi de jouer avec le vocabulaire de la constitution, des lois et des articles de loi ?

 

Henri Trubert — Cette formule de « Constitution des liens », il faut l’entendre dans les deux sens : il s’agit d’énoncer une série de liens, mais aussi de comprendre comment les liens nous constituent. Recourir à ce lexique, c’est une manière de souligner que les constitutions politiques qui sont les nôtres convoquent un jeu de notions obsolètes. Ainsi, la notion de propriété suppose des organismes autodéterminés, isolés, etc. : or, des concepts comme celui de propriété, de nature ou encore de droits humains se voient profondément bouleversés par les transformations en cours. Ils ont été travaillés par les liens, exposés par leurs interactions avec autre chose qu’eux-mêmes. S’il y a un jeu de miroirs, c’est au sens où le livre Relions-nous ! tend un miroir aux constitutions actuelles, et imagine une constitution qui, elle, ne peut prétendre être autonome.

 

Mathieu Potte-Bonneville —Pourquoi avoir songé au Centre Pompidou pour accueillir cet événement ? Pensez-vous que, là où les notions politiques sont à réinventer, l’art et l’imaginaire ont un rôle à jouer ?

 

Henri Trubert — L’imaginaire bien sûr, mais on pourrait également dire que c’est une affaire de mots et de langages. Dans ce domaine, la création et les arts, en général, partent en éclaireurs. Cézanne précède Einstein dans la redéfinition des structures de l’espace-temps… S’il s’agit aujourd’hui de trouver comment dire le réel de manière interdépendante, nous avons besoin de l’art. Comment sortir d’une structure où un sujet dominant actionne un verbe et donne sur un complément d’objet direct ? C’est indispensable si nous voulons penser les multiplicités, les diversités, les avancements, les rétroactions, etc. À ce titre, le Centre Pompidou est à nos yeux un plateau extraordinaire de vitalité culturelle, qui accueille un public important et qui, en proposant des manifestations dans des domaines artistiques très différents, porte en son cœur la question du sens, la question des mots, la question des langages, la question des révolutions, et la question sociale. Comment faire pour que le public soit au cœur de ces mouvements et de ces transformations ? C’est un bon lieu pour poser la question !

 

Pour le Centre Pompidou, reprendre ainsi la parole, c’est une manière de se manifester comme un lieu des croisements. […] Au cœur du bâtiment s’ouvre un espace appelé le Forum, qui est une sorte d’agora.

Jean-Max Colard


Jean-Max Colard — Pour le Centre Pompidou, reprendre ainsi la parole, c’est une manière de se manifester comme un lieu des croisements :  ce n’est pas simplement un musée ou une salle de cinéma qui rouvrent, mais différentes entités. Et si l’on cherche le lien entre l’artistique et le politique, il faut rappeler qu’au cœur du bâtiment s’ouvre un espace appelé le Forum, qui est une sorte d’agora, d’espace public dans lequel de grands événements ont eu lieu, dans lequel la parole peut donner lieu à des formes d’expérimentation, très éloignées des débats formatés ou des tables rondes habituelles. C’est sans doute cette dimension expérimentale, d’ailleurs, ainsi que la nécessité de trouver des mots et des langages nouveaux qui rendent si importante la place de la littérature, et la présence d’écrivains aux côtés des chercheurs. De son côté, la littérature en ce moment s’interroge beaucoup sur la question du savoir dont elle peut être porteuse. Et c’est vrai par rapport, justement, à cette extrême spécificité des savoirs, aujourd’hui. La littérature porte peut-être déjà une manière de les croiser, de les faire flotter en quelque sorte, et il me semble qu’à ce titre elle constitue un espace de savoir et de médiation sur les savoirs d’un genre assez particulier.


Henri Trubert — C’est tout à fait cela. Lorsque la physique quantique s’est développée, les physiciens Erwin Schrödinger et Niels Bohr s‘interrogeaient énormément sur la manière dont cette théorie pourrait être transcrite par le langage. Certains, comme Wolfgang Pauli, sont allés vers la psychanalyse et son dialogue avec Carl Gustav Jung à ce propos occupe plusieurs tomes. D’autres sont allés vers le sanskrit… Cela, c’était au siècle dernier. Mais si vous prenez dans Relions-nous ! le texte que Camille de Toledo, Sarah Vanuxem et Marine Calmet consacrent au droit, vous vous apercevez qu’ils doivent en passer par la puissance d’évocation de la littérature pour montrer comment la puissance de vie dont un fleuve pourrait lui donner la capacité d’être sujet de droit. C’est par la littérature, aujourd’hui, que l’on devient juriste…

Mathieu Potte-Bonneville — Se relier, aujourd’hui, ce serait donc se situer dans un triangle entre littérature, politique et sciences ?

 

Jean-Max Colard — Encore faut-il poser la question de la place précise des sciences humaines à l’intérieur des sciences. Face aux difficultés rencontrées par la recherche française, et on l’a bien vu avec l’échec du vaccin français contre la Covid-19, la tentation est toujours d’insister sur la nécessité de renforcer les sciences dures. Or, si l’enjeu est de remédier à l’extrême séparabilité des disciplines, n’est-ce pas là justement que les sciences humaines ont leur mot à dire ?

 

Ces journées au Centre Pompidou ont un seul but : ouvrir les fenêtres, remettre du dehors dans les disciplines. Il faut déconfiner les savoirs, il faut déconfiner les sujets.

Henri Trubert, éditeur

 

Henri Trubert — Il s’agit moins de se situer dans un triangle que de multiplier les dehors. Cela peut sembler paradoxal, mais c’est cela d’abord, un milieu : ce qui transforme un être par la multiplication des rapports avec d’autres êtres extérieurs à lui. Ce Parlement, au fond, c’est la reconnaissance des dehors, et ces journées au Centre Pompidou ont un seul but : ouvrir les fenêtres, remettre du dehors dans les disciplines, remettre du dehors dans le débat, remettre du dehors dans les mots, remettre du dehors dans les phrases – remettre du dehors partout. Il faut déconfiner les savoirs, il faut déconfiner les sujets. ◼