Le bestiaire poétique de Constantin Brancusi
Dans les années 1920, Brancusi eut une chienne, nommée Polaire, une samoyède dont le poil immaculé lui donnait l’apparence d’une sculpture parmi les sculptures dans l’atelier recouvert de poussière blanche. Polaire disparut, renversée par une voiture, en 1925. Le sculpteur n’eut pas d’autre chien, mais il en évoquait fréquemment le souvenir. Peu de mammifères pourtant dans le bestiaire de Brancusi, sinon peut-être le Chien de garde (vers 1917), au demeurant plus inspiré des métopes architecturales que de la morphologie de l’animal à l’arrêt dont le sculpteur ne retient que la position angulaire. Pingouins, poissons, coqs, oiseaux, phoques, cygnes, tortue… Dans cette typologie saugrenue, à la fois exotique et prosaïque, en tout cas parfaitement décalée par rapport aux canons de la sculpture moderne et dont on trouverait peut-être la lointaine préfiguration, au temps du maniérisme, dans le Dindon de Giambologna, on distingue deux groupes : volatiles d’une part, animaux aquatiques de l’autre – à l’exception peut-être de la Bête nocturne, sculpture en bois d’érable de 1930, qui restera un unicum dans le corpus brancusien.
De ses animaux, Brancusi multiplie les versions au fil de son œuvre (une trentaine de versions pour L’Oiseau dans l’espace…), adoptant des matériaux différents — marbre, plâtre, bois ou bronze – et modifiant leurs dimensions, de sorte que les sculptures semblent répondre moins à un principe de singularité qu’à celui, naturaliste, de l’espèce.
Car de ses animaux, Brancusi multiplie les versions au fil de son œuvre (une trentaine de versions pour L’Oiseau dans l’espace…), adoptant des matériaux différents — marbre, plâtre, bois ou bronze – et modifiant leurs dimensions, de sorte que les sculptures semblent répondre moins à un principe de singularité qu’à celui, naturaliste, de l’espèce, transformant progressivement l’atelier en aquarium ou en volière.
Mais la reprise incessante des mêmes motifs animaux est également portée par une volonté d’épure, Brancusi cherchant à isoler dans la figure du poisson ou de l’oiseau la courbe dynamique de son mouvement. Dans ce processus de stylisation, il faut reconnaître, comme le soulignait Christian Zervos, moins une recherche de l’abstraction qu’une affirmation des puissances vitalistes de la forme qui prend dans le métal ou la pierre une sorte d’évidence texturelle et plastique, ce que James Johnson Sweeney décrivait dans une formule frappante : « Non pas la copie d’un phoque dans le marbre – ni un phoque de marbre, mais un phoque-marbre. » L’animal ne serait donc pas le terminus ad quem, mais le terminus a quo de la sculpture : non pas ce vers quoi elle tend, portée par le souci de la ressemblance, mais ce dont elle procède et dans une certaine mesure se dégage.
En 1912, visitant avec Marcel Duchamp et Fernand Léger le Salon de la locomotion aérienne, Brancusi s’extasiait devant la forme d’une hélice, parfaite adéquation de la forme à la fonction que l’on retrouvera dans la forme hélicoïdale des Oiseaux dans l’espace. « Je ne fais pas des oiseaux, je fais des vols », déclarera-t-il. C’est ainsi que sa sculpture animalière, que l’artiste au demeurant décrit en termes spontanément néo-platoniciens comme un arrachement de l’esprit à la matière, rejoint l’entreprise, rigoureusement matérialiste, d’Étienne-Jules Marey qui, à la fin du 19e siècle, cherchait au moyen de la chronophotographie à analyser le vol des oiseaux et le mouvement des poissons en libérant le tracé de leur déplacement de l’apparence sensible de leur corps.
Mon coq n’est pas un coq, mon oiseau n’est pas un oiseau, ce sont des symboles.
Constatin Brancusi
Pourtant, en contradiction apparente avec sa recherche de la forme du mouvement dont l’animal, aquatique ou aérien était le vecteur, Brancusi pouvait déclarer : « Mon coq n’est pas un coq, mon oiseau n’est pas un oiseau, ce sont des symboles. » Peut-être cette assomption du symbolique coïncide-t-elle avec la ligne épurée des sculptures animales qui, dans leur extension flottante, horizontale ou verticale, révèlent leur dimension totémique. En cela la Maïastra, l’oiseau fabuleux inspiré des légendes roumaines que Brancusi réalise en 1910, comme un peu plus tard la Léda, inspirée cette fois de la mythologie grecque, marquent le lien indissoluble qui articule dans son œuvre, à travers le thème de l’animalité, élaboration formelle et inspiration mythique. ◼
Texte extrait du catalogue de l'exposition « Brancusi », éditions du Centre Pompidou.
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Constantin Brancusi, Léda (1926)
Bronze poli (fonte au sable), maillechort (calcaire)
53 x 79 x 24 cm
Legs Constantin Brancusi, 1957
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