La préhistoire, l'enfance de l'art ?
Spécialiste du paléolithique, l’archéologue Boris Valentin s’est vu confronter à un rude exercice dans le cadre de sa participation au cycle de conférences organisé à la Bpi, « Dernières nouvelles de la préhistoire » : parler de trois millions d’années d’histoire humaine en deux fois vingt minutes. Il a préféré évoquer sa pratique d’archéologue : ce que c’est de faire de la préhistoire aujourd’hui, sur le terrain. Depuis quelques années en effet, il dirige avec un groupe de vingt chercheurs les fouilles du site d’Étiolles, en Essonne, un de ces « Pompéi de la préhistoire » en cours d’étude depuis maintenant cinquante ans. Le site, merveilleusement bien conservé, « non sous les cendres volcaniques, mais dans les sédiments de la Seine d’il y a 15 000 ans », recèle des trésors remontant à la fin de la préhistoire, à l’époque des chasseurs-cueilleurs nomades – communément appelés « Homo Sapiens » ou « Hommes de Cro-Magnon ». Pour Boris Valentin, l’archéologie est un mode de recherche interdisciplinaire, et encore plus lorsqu’elle concerne la période préhistorique : « Parce que les traces sont ténues, il faut mobiliser quantité de savoirs, géologiques, technologiques, archéozoologiques, sans compter l’apport des physiciens à la datation. » Avec ces nombreux outils, il est alors possible de raisonner pour reconstituer une partie de l’économie – et de la sociologie – de ces groupes, et comprendre l’organisation de leurs activités nomades. Qui venait sur un tel gisement ? Que représentait cette étape dans leur parcours nomade ? Rencontre avec un passionné pour qui la préhistoire permet d’éclairer notre présent et, peut-être, de guider notre avenir.
Peut-on travailler sur une éventuelle pratique artistique chez l’homme préhistorique ?
Boris Valentin – Parlons d’humanités, au pluriel car il y en a eu de très diverses. Là, il s’agit de la même humanité que la nôtre, des mêmes formes d’intelligence, ce qui n’est pas forcément le cas pour Néandertal ou d’autres formes d’humanités plus anciennes ou coexistantes, qui n’étaient pas moins intelligentes, pas plus qu’un chat est moins intelligent qu’un humain. J’insiste sur cette relativisation de la notion d’intelligence. Cela ne vient pas seulement de la préhistoire, mais de l’ensemble des études éthologiques.
La notion d’art, assez débattue chez les préhistoriens, renvoie à une conception très récente dans la pensée occidentale : l’art comme activité disjointe des activités quotidiennes, une activité qui ne serait pas efficace. Alors que dans les sociétés préhistoriques, c'était sans doute une façon d’interagir avec le surnaturel.
Boris Valentin, archéologue
Bien sûr, c’est une des caractéristiques de Sapiens, de notre espèce, de produire des témoignages symboliques, qu’on appelle « artistiques ». La notion d’art, assez débattue chez les préhistoriens, renvoie à une conception très récente dans la pensée occidentale : l’art comme activité disjointe des activités quotidiennes, une activité qui ne serait pas efficace. Alors que dans les sociétés préhistoriques, c'était sans doute une façon d’interagir avec le surnaturel. Il en allait probablement de même dans les sociétés préhistoriques. On appelle cela « art » parce que c’est ce qui ressemble le plus à ce que nous connaissons bien sous ce nom. C’est une des caractéristiques de l’Homme de Cro-Magnon, de Sapiens, depuis 40 000 ans.
À Étiolles, il n’y en a pas beaucoup puisque les quinze campements étaient des occupations éphémères, occupés un mois par an. Nous avons retrouvé une œuvre seulement : un galet orné avec l’expression d’un mythe très dense, un cheval mort avec une créature fantastique un peu menaçante derrière lui, et d’autres animaux sur l’autre face – une sorte de pierre à histoire. Les gravures sont très fines, très discrètes, mais très réalistes. Il est certain qu’elles n'ont pas été faites pour être contemplées : peut-être pour être vues, mais de façon éphémère, pour accompagner un discours par exemple. Cette pierre, qui accompagnait probablement un rite, des pratiques sacrées, a ensuite été abandonnée parmi d’autres restes quotidiens, profanes.
Avez-vous la certitude que cela accompagnait un culte, un rite ?
Boris Valentin – Au cours de nos fouilles, nous avons analysé la trace d’un geste rituel. Peu de temps après l’abandon de cette pierre, a été déposé un cou de cheval, puis plus tard, un bassin de cheval, toujours au même emplacement, à l’endroit précis où on avait trouvé le galet orné, juste plus haut dans l’empilement des couches. À chaque fois, il s’agissait du seul reste de cheval sur le campement.
Ce sont les thèmes représentés sur le galet qui attestent de sa dimension sacrée. L’association entre cette créature imaginaire, le cheval et tout ce qu’il y autour est unique, mais l’on retrouve dans toute l’Europe à l’époque, et particulièrement dans les grottes peintes ou gravées du sud-ouest de l’Europe, ce même style, ces mêmes thématiques. Pour aller déposer des figures répétitives – car c’est toujours le même bestiaire (cheval et bison) – aussi profond sous terre, on imagine bien qu’il fallait avoir des motivations spirituelles très fortes. Dans le vocabulaire d’aujourd’hui, on parlerait de manifestations religieuses.
Pourriez-vous revenir sur l’exposition « Préhistoire, une énigme moderne », présentée en 2019 au Centre Pompidou ?
Boris Valentin – Cette exposition racontait quelque chose, elle est un discours et non une collection de choses. C'était érudit, mais plein de facéties. Je pense à toutes les allusions à la culture populaire, de Buster Keaton, aux frères Chapman, etc. J’ai fait des découvertes aussi : Picasso préhistorien par exemple. Autant je connaissais l’obsession de Giacometti pour l’art préhistorique, autant Picasso, beaucoup moins. J’ai été frappé par deux œuvres, un galet gravé en forme de tête de cheval et une plaque de pierre sculptée. Ces choses m’intéressent notamment parce qu’elles sont en périphérie de la grande histoire de l’art.
L'exposition « Préhistoire, une énigme moderne » racontait quelque chose, elle est un discours et non une collection. (…) J’ai fait des découvertes aussi : Picasso préhistorien par exemple.
Boris Valentin, archéologue
Et puis, ce qui est intéressant dans cette exposition, c’est la coexistence entre des gens qui ont travaillé vraiment sur le sujet, qui sont allés voir les grottes, qui ont fréquenté les grandes revues, les cahiers d’art, etc., et d’autres qui se contentent d’une vision un peu plus superficielle de la préhistoire : la vision commune et mythologique du vieux sauvage. Voir de grandes œuvres préhistoriques dialoguer avec de nombreuses œuvres, y compris très récentes, c’est une chose à laquelle je suis très sensible : que l’art préhistorique continue à vivre, qu’il soit sans cesse réinterprété, source d’inspiration.
Ne remarque-t-on pas, en ce moment, comme un retour du préhistorique ?
Boris Valentin – Actuellement, il y a une réelle appétence, un intérêt marqué pour la préhistoire : chez les chercheurs en sciences humaines, chez les créateurs mais plus globalement dans la société – en témoigne le nombre de magazines et de documentaires à la télévision qui lui sont consacrés. La préhistoire a la cote car elle s’accorde bien avec les angoisses du temps. Dans l’exposition « Préhistoire, une énigme moderne », cette même vision, à mes yeux pessimiste, bien qu’assez réaliste, était convoquée. L’exposition montrait qu’au cours du temps, depuis la découverte de la préhistoire, au 19e siècle, il y a eu différents moments d’inquiétude, l’entre-deux-guerres en particulier, où le pressentiment de la catastrophe pousse à se tourner vers les origines. Beaucoup de nos contemporains se retournent aujourd’hui, pour diverses raisons : paradis perdus, tentative de comprendre pourquoi de mauvaises bifurcations ont été prises, pourquoi s’accélère l’anthropocène, ou la « capitalocène » comme on dit maintenant.
Beaucoup de nos contemporains se retournent aujourd’hui, pour diverses raisons : paradis perdus, tentative de comprendre pourquoi de mauvaises bifurcations ont été prises, pourquoi s’accélère l’anthropocène, ou la « capitalocène » comme on dit maintenant.
Boris Valentin, archéologue
Une façon un peu plus paisible de voir les choses serait de considérer que ce qui s’opère en ce moment, c’est qu’on raccroche les wagons de la préhistoire à l’histoire, que l’histoire humaine est considérée désormais comme un tout. Regardez par exemple les séries d’émissions de l'historien Patrick Boucheron sur Arte ; la préhistoire y a sa place. À l’école aussi, la préhistoire est de nouveau enseignée en classe de 6e et on attire l’attention sur l’importance de la source archéologique comme source historique. C’est un fait nouveau. Des philosophes aussi s’y intéressent : pour comprendre la philosophie, la raison de son invention, le mouvement d’introspection qu’elle implique, il faut remonter plus en amont, avant son point de départ, dans la Grèce ancienne, et donc à la préhistoire. À la faveur de ces échanges, de cette prise en compte nouvelle de la préhistoire, on découvre beaucoup de choses.
Il y a ce que j’appelle des dons et des contre-dons de plus en plus nombreux avec l’anthropologie sociale depuis longtemps. La préhistoire n’est pas le dernier refuge avant la catastrophe inéluctable. Elle est un réservoir d'alternatives, comme toute l’histoire humaine. Il y a eu plusieurs alternatives, au modèle occidental notamment. Il y a eu d’autres rapports au vivant que les rapports de prédation, d’exploitation que nous connaissons aujourd’hui et qui sont sans doute assez récents, même dans l’Europe occidentale. Il y a d’autres voies ; on peut très bien continuer à vivre avec nos animaux domestiques, nos espèces végétales, etc., un peu plus tranquillement.
En s’intéressant à la préhistoire, on apprend que l’issue n’est pas nécessairement fatale si nous savons bifurquer à temps, comme nos ancêtres ont bifurqué à des tas de reprises, parfois sans en mesurer les conséquences. Aujourd’hui, et c’est là où il y a peut-être un progrès, on mesure plus les conséquences de nos gestes.
Boris Valentin, archéologue
En s’intéressant à la préhistoire, on apprend que l’issue n’est pas nécessairement fatale si nous savons bifurquer à temps, comme nos ancêtres ont bifurqué à des tas de reprises, parfois sans en mesurer les conséquences. Aujourd’hui, et c’est là où il y a peut-être un progrès, on mesure plus les conséquences de nos gestes.
La préhistoire, c’est un peu plus que « d’où venons-nous ? », « qui sommes-nous ? », etc. Ce sont les chemins parcourus et les chemins sont très divers. Ce n’est pas une ligne droite, celle qui nous mène du singe à la machine à vapeur, avec ceux qui ont franchi tous les grades et ceux qui sont restés sur les côtés, les sauvages. Heureusement, on a dépassé cette vision primitive des faits pour voir les choses sous la forme d’une multiplicité de trajectoires, la nôtre étant dominante – parce que l’impérialisme, parce que la mondialisation capitaliste et libérale. C’est à partir de ces autres trajectoires qu’il faut trouver la nôtre.
La préhistoire nous confronte à une grande altérité. Les modes de vie il y a 15 000 ans ne sont pas du tout les modes de vie d’aujourd’hui. Les Homo Sapiens, ce sont des humains modernes – même forme d’intelligence, même capacité à s’émerveiller, à parler, à discuter, à concevoir des intrigues, y compris politiques, etc. – et en cela ils sont très proches de nous. Il n’empêche que ce sont de très grandes étrangetés. La préhistoire nous montre d’autres trajectoires, d’autres modes de vie, et elle nous prépare aussi à accueillir toutes les altérités, quelles qu’elles soient, et cela me semble important dans le monde d’aujourd’hui. ◼
Boris Valentin est ethnologue et archéologue. Il est par ailleurs professeur en archéologie préhistorique à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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