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Ami Drach et Dov Ganchrow, BC-AD; Contemporary Flint Tool Design, 2011

La préhistoire, machine à remuer le temps

Avec l’exposition « Préhistoire, une énigme moderne » (8 mai-16 septembre 2019), le Centre Pompidou mettait en lumière le lien unissant la préhistoire à l’art moderne et contemporain. À l'occasion du cycle de rencontres « Dernières nouvelles de la préhistoire », organisé par la Bibliothèque publique d'information (Bpi) du 19 avril au 7 juin, retour avec les commissaires de l'exposition sur une invention progressive : l'idée de préhistoire. 

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La préhistoire est une idée moderne : le mot lui-même ne se fixe définitivement qu’à partir des années 1860. La réalité correspondante se construit progressivement au cours du 19e siècle, comme un bloc indissociable de découvertes, de réflexions et de fantasmes. On y distingue trois grandes étapes : la prise de conscience du temps long de la vie terrestre, par l’analyse des fossiles, au tournant du 19e siècle ; l’appréhension, au début des années 1860, d’une préhistoire humaine, tant du point de vue de l’espèce que de celui de l’émergence des techniques et des arts ; enfin, la reconnaissance spécifique de l’art pariétal, à l’aube du 20e siècle, qui institue les grottes ornées du paléolithique supérieur en hauts lieux de notre imaginaire.

 

La préhistoire est une idée moderne : le mot lui-même ne se fixe définitivement qu’à partir des années 1860. La réalité correspondante se construit progressivement au cours du 19e siècle, comme un bloc indissociable de découvertes, de réflexions et de fantasmes.

 

 

Au 20e siècle, l’incidence de ce large ensemble d’images, d’hypothèses et de spéculations sur la culture collective, comme sur la création individuelle, est immense. Non seulement l’art préhistorique (ou ce qu’on désigne ainsi) mais, plus généralement, l’idée de préhistoire en tant que telle, viennent modifier profondément nos représentations. La mise en évidence d’une terre sans hommes, puis d’un lent processus d’hominisation conduit à penser, symétriquement, la possible extinction de l’humanité. Le passage de sociétés nomades de chasseurs-cueilleurs (le paléolithique) à des sociétés plus sédentaires d’agriculteurs-éleveurs (le néolithique) suscite des réflexions relatives à la prise de pouvoir de l’homme sur son environnement, menant jusqu’à l’ère industrielle.

Nourrie des découvertes archéologiques, mais loin d’en être simplement le reflet, cette idée commune de préhistoire déborde sa stricte définition scientifique, centrée sur l’émergence de l’humanité jusqu’à l’invention de l’écriture. Elle modèle les horizons mentaux de la modernité, où elle fonctionne comme une puissante machine à remuer le temps. En elle s’agrègent entre autres les bouleversements géologiques, les débuts de la vie, les espèces éteintes, les premiers hominidés, les cultures disparues du paléolithique et la révolution néolithique. À travers elle, également, s’exercent des forces qui tirent leur fécondité de leurs contradictions mêmes : le besoin de déconstruction et le besoin de refondation ; le désir de sortie de l’histoire et celui d’immersion totale dans l’histoire ; les appels à la révolution et les paniques apocalyptiques.

 

L’idée de préhistoire modèle les horizons mentaux de la modernité. Elle fonctionne comme une puissante machine à remuer le temps.

 

 

Depuis Cézanne, innombrables sont les artistes que cette question a hantés, à travers l’attirance concrète, continue et sans cesse renouvelée, pour des origines fantasmées : pêle-mêle, Jean Arp, Giorgio De Chirico, Max Ernst, Alberto Giacometti, Paul Klee, Joan Miró, Pablo Picasso ; ou encore Joseph Beuys, Louise Bourgeois, Jean Dubuffet, Marguerite Duras, Barbara Hepworth, Yves Klein ou Robert Smithson ; et, parmi nos contemporains, Dove Allouche, Miquel Barceló, Tacita Dean, Marguerite Humeau, Pierre Huyghe, Giuseppe Penone, etc.

Les résonances contemporaines de sites préhistoriques majeurs – à commencer par les grottes ornées de Lascaux au Mas-d’Azil ou à Chauvet-Pont-d’Arc – ou la formation d’une iconographie préhistorique, du 19e au 21e siècle, ont déjà donné lieu à des expositions, dans le sillage des deux manifestations séminales du Museum of Modern Art (MoMA) de New York en 1937 et de l’Institute of Contemporary Arts de Londres en 1948. Pourtant, la question de l’invention de l’idée de préhistoire et de ses effets sur l’art moderne et contemporain n’avait, jusqu’en 2019, pas encore fait l’objet d’une exposition synthétique. Le « primitivisme », tel qu’il a été présenté dans l’exposition du MoMA en 1984, puis continûment débattu, n’a pas inclus la préhistoire qui, de fait, s’en distingue fondamentalement. Le « primitif », pour le monde occidental moderne, s’ancre en effet généralement dans des cultures spécifiques, le plus souvent désignées comme exotiques ; la question de la temporalité y est secondaire par rapport à l’altérité géographique et culturelle.

 

 

 

La préhistoire, en revanche, se donne avant tout comme durée indéfiniment étirée, et par là même, largement indéchiffrable (qu’il s’agisse de la nature ou des premières cultures humaines). L’indistinction de ses contenus est paradoxalement ce qui la rend fascinante : le sentiment primordial qui s’y affirme est celui de l’abîme temporel, bouleversant radicalement notre rêve de maîtrise d’un temps linéaire, tel que l’historicisme du 19e siècle a voulu le mettre en forme. C’est aussi ce qui conduit à inscrire la préhistoire dans une dimension universelle : se tourner vers la préhistoire, c’est chercher à appréhender des structures, fonctions, gestes, processus symboliques communs, tout en les réinventant constamment, faute de documents suffisamment clairs pour les interpréter. ◼

L’exposition « Préhistoire, une énigme moderne », voyage dans une histoire de regard et de fascination.


Regroupant un ensemble de plus de trois cents œuvres, dont certaines spécialement créées pour l’occasion, et de documents, l’exposition « Préhistoire, une énigme moderne » permettait de comprendre comment l’art préhistorique s’est constitué non seulement en objet de fascination, mais aussi en modèle concret pour des expérimentations de tous ordres. Aux côtés d’œuvres préhistoriques iconiques telles la Vénus de Lespugue et le Mammouth de la Madeleine, figuraient celles d’artistes modernes incontournables dont Louise Bourgeois, Paul Cézanne ou Marguerite Duras, ou contemporains comme Dove Allouche, Pierre Huyghe ou encore Giuseppe Penone.

 

S'ouvrant par un préambule remontant au tournant du 20e siècle, l’exposition se prolongeait avec des œuvres des années 1930 aux années 1980, pour finir sur une partie contemporaine. Le parcours de l’exposition était par ailleurs ponctué de témoins préhistoriques majeurs – fossiles, sculptures et gravures paléolithiques, outils en pierre taillée ou polie, figures néolithiques anthropomorphes.

 

L’exposition s’attachait à mettre en lumière les différents thèmes orientant cette progression : l’épaisseur du temps ; la terre sans les hommes, imaginée avant et après l’histoire ; les relations entre humanité et animalité (« Hommes et bêtes » ; la question du corps et de la technique (« Gestes et outils ») ; le fantasme de la caverne et sa réalité archéologique ; les différentes visions de la révolution néolithique (« Néolithiques ») ; et enfin, l’inspiration contemporaine, entre jeux apocalyptiques et enjeux écologiques (« Présents préhistoriques »). 

 

Le fil culturel déroulé en parallèle permettait enfin d’illustrer la formation progressive des interprétations de la préhistoire et leur diffusion populaire – relevés de fouilles et d’investigations, romans « préhistoriques », films culte de cette mythologie des origines comme The Lost World (1925) ou encore King Kong (1933).

Ce texte est un extrait de l'article « Remuer le temps », initialement paru dans Code Couleur, n°34, mai-août 2019, p. 6-11.