Focus sur… « Memory Piece » de James Coleman
À travers ses œuvres de jeunesse, qualifiées par Anne Rorimer d’« installations perceptuelles », James Coleman décompose l’expérience de la réalité et explore les questions relatives à la perception, à la représentation, à la mémoire et à l’identité. Comme le souligne Lynne Cooke, l’artiste mène « une réflexion phénoménologique sur le média » – l’image photographique notamment – avec des pièces comme Flash Piece (1970) et Memory Piece (1971). Réduites à leur propre mécanisme, ces œuvres qui s’inscrivent dans les recherches propres au minimalisme et à l’art conceptuel donnent au public une place essentielle. « Alors que l’art conceptuel apparaissait très fréquemment sous la forme de propositions ou de commentaires, constate Michael Newman, les “pièces” de Coleman des années 1972-1974 impliquaient le spectateur dans un “processus” d’investigation ou de résolution de problèmes sans nécessairement présupposer une solution définitive. […] À travers toutes ces œuvres, le temps, la mémoire et la causalité sont mis en question : comment les différentes interprétations se produisent-elles ? Quels rôles sont joués par l’interférence et la mémoire ? »
« Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur. Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri. »
Charles Baudelaire, « Un mangeur d'opium » dans Les Paradis artificiels, 1860
Cette expérience sur la relation phénoménologique entre média et mémoire au regard de la perception est le sujet principal de Memory Piece. Comme le rappelle Anne Rorimer, cette œuvre présentée pour la première fois au Studio Marconi en 1971 « reproduit le procédé mnémonique » grâce à un dispositif composé de « deux magnétophones reliés par voie électromagnétique à un système de stockage capable de contenir trente-six bandes audio vierges » pour Manuel J Borja-Villel dans le catalogue de l'exposition du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía. Elle révèle un mode opératoire nécessitant la participation d’un spectateur à la fois. À l’aide du premier magnétophone, ce spectateur/opérateur est invité à une unique écoute d’un script de trois à cinq minutes écrit par Coleman évoquant la traversée d’un passage à travers l’espace et le temps. Il doit ensuite le restituer de mémoire sur le second appareil sans pouvoir écouter ou corriger sa propre version. C’est cette retranscription diffusée sur le premier magnétophone que l’opérateur/spectateur suivant doit à son tour mémoriser et reproduire sur le second magnétophone alors que la version écoutée sur la première bande est automatiquement effacée et consignée dans l’unité de stockage prévue à cet effet, devenant, pour Anne Rorimer, une « archive des processus mentaux ». À mesure que se succèdent les opérateurs, le discours composé par Coleman est altéré, transformé et se brouille jusqu’à perdre son sens original. Comme l’explique Benjamin H.D. Buchloh dans ses « Leçons de mémoire et tableaux d'histoire : l'archéologie du spectacle de James Coleman », « Memory Piece effaçait son texte original dans le seul but de le remplacer par une contingence potentiellement infinie de projections de souvenirs des spectateurs. Des réponses enregistrées étaient superposées à l’"Urtext" artistique comme une accumulation de palimpsestes qui finissaient par constituer le travail dans sa totalité. »
À travers Memory Piece, Coleman confère à l’installation artistique une dimension opératoire et des capacités productives à l’aide d’un mécanisme soumis à des normes et des règles d’utilisation qui rappelle la définition donnée par Giorgio Agamben du dispositif foucaldien : « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer et d’orienter, de déterminer d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. » L’œuvre de Coleman rejoint plus précisément encore la définition du dispositif artistique pensée par Anne-Marie Duguet dans son article « Dispositifs », c’est-à-dire un processus conçu « à partir de paramètres élémentaires susceptibles d’entretenir des relations constamment modifiées. [L’installation] est "œuvre ouverte" par excellence, au sens où elle se prête à une infinité d’interprétations, où elle ne saurait plus être un produit achevé, où chacune de ses actualisations implique la variation. » Duguet ajoute : « À la fois machine et machination (au sens de la méchanè grecque), tout dispositif vise à produire des effets spécifiques. Cet « agencement des pièces d’un mécanisme » est d’emblée un système générateur qui structure l’expérience sensible chaque fois de façon originale. » Le visiteur adopte ainsi une posture active : il explore et révèle à la fois le processus en lequel consiste le dispositif.
L’expérience de l’œuvre par le public constitue un enjeu déterminant pour Coleman. Memory Piece rejoue le processus mnémonique, sa défaillance, ainsi que son rapport au temps et à l’image. La pensée étant indissociable du « mot », selon Hegel dans La Phénoménologie de l'esprit, le récit composé par Coleman stimule l’engramme – l’empreinte neuronale de la mémoire dans le cerveau – et encourage la « réminiscence » (anamnêsis) de souvenirs propres à l’accumulation des expériences personnelles de l’opérateur. Ces stimuli verbaux convoquent des images mentales et des connaissances que l’individu a du monde – essentielles à la mémorisation –, lui permettant de restituer une version du récit écouté. Ces restitutions mnémoniques rappellent le caractère inséparable de l’identité et de la mémoire. Celle-ci est « sélective » constate Nietzsche dans La Volonté de puissance, et « constitutive de l’individualité » d’après Alexandre Abensour dans La Mémoire. Elle est en effet soumise à l’interprétation car, explique Abensour évoquant la pensée de Spinoza, « la mémoire est relativiste et associationniste », elle « est constitutive de l’individualité ». Pour se souvenir, le spectateur fait appel à son imagination car, comme l’énoncent Larry Squire et Fric Kandel dans La Mémoire, de l'esprit aux molécules (1999), « la personne qui se souvient s’engage […] dans un processus de reconstruction, qui n’est pas une copie conforme du passé. » Enfin, l’unité de stockage du dispositif de Coleman rappelle cette conception commune de la mémoire « comme un grand centre d’archives » (Alexandre Abersour), mémoire-machine au potentiel inépuisable mais souvent inaccessible.
Memory Piece révèle la nature profondément temporelle de la mémoire c’est-à-dire sa capacité à susciter dans le présent des réminiscences du passé, autrement dit des « images-souvenirs ».
Ainsi, Memory Piece révèle la nature profondément temporelle de la mémoire – sujet cher à Coleman – c’est-à-dire sa capacité à susciter dans le présent des réminiscences du passé, autrement dit des « images-souvenirs », comme les nomme Henri Bergson dans Matière et mémoire (1896), pour inscrire un acte et un discours dans l’avenir. Ces « images-souvenirs » ne sont pas sans rappeler le caractère visuel de la mémoire. Sorte d’extension de la procédure photographique, le cerveau est comme une plaque sensible menacée d’effacement par l’évocation d’autres souvenirs, rappelant la métaphore du palimpseste de Baudelaire. Comme l’explique Marie-Claire Ropars-Wuilleumier dans son article « L'image-mémoire, ou l'écriture de l'oubli », chaque souvenir en appelle d’autres, « en chaque image le détour d’une autre image qui la voile, tel est le hiéroglyphe d’une image-mémoire occultant même les icônes qu’elle se donne à conserver ». ◼