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Au chevet des films de Sarah Maldoror, cinéaste militante

Fille ainée de la cinéaste pionnière Sarah Maldoror, Annouchka de Andrade mène depuis plusieurs années un travail de recherche, de sauvegarde et de restauration de ses films, dont certains ont été pendant longtemps invisibilisés ou perdus. Elle en ravive les images, les sons, et les dialogues au cours d’une minutieuse mission de sauvetage. À l’occasion d’une vaste rétrospective au Centre Pompidou dans le cadre de l’exposition « Paris noir », cette cinéphile passionnée revient sur les coulisses de cette entreprise familiale et militante, et sur la nécessité de préserver une œuvre majeure du cinéma.

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Sur l’écran d’une salle de projection des laboratoires de l’Image retrouvée, antenne française de l’un des plus grands labos au monde situé à Bologne en Italie, on découvre non sans émotion l’intellectuel Édouard Glissant, au crépuscule de sa vie. Tandis qu’il arpente les entrailles du fort de Joux, dans le Jura, il commente le destin de l’esclave affranchi, général d’Empire et révolutionnaire haïtien, Toussaint Louverture, mort dans ce sinistre cachot, si loin du Cap-Haïtien où il naquit. Ces images sont extraites de Regards de mémoire (2003), de Sarah Maldoror, et projetées dans une petite salle privée nichée en haut d’un immeuble, place de Clichy.

 

Filmeuse sans relâche, Sarah Maldoror, disparue en 2020, s’est aventurée sur de nombreux territoires au fil d’une œuvre composée de plus de quarante films : courts et longs métrages, téléfilms, reportages et documentaires, démontrant ainsi sa curiosité, la plasticité de son imagination et le foisonnement de ses idées. Par engagement politique, par croyance profonde dans l’éducation, dans la puissance de l’histoire et dans la nécessité de la transmission, la cinéaste a multiplié les films sur l’histoire de la pensée noire, son héritage et ses héros.

 

Par engagement politique, par croyance profonde dans l’éducation, dans la puissance de l’histoire et dans la nécessité de la transmission, la cinéaste a multiplié les films sur l’histoire de la pensée noire, son héritage et ses héros.

 

À l’écran alternent quelques images d’une version dégradée, puis les mêmes d’une version restaurée, sur laquelle il faut encore se remettre à l’ouvrage – là, il manque de la matière dans les hautes lumières ; ici c’est le son qui est hachuré. C’est ainsi qu’un film renaît en direct, et avec lui toute la mémoire et la pensée de sa réalisatrice. Aux manettes ? La fille aînée de la cinéaste, Annouchka de Andrade, à la tête de l’association des amis de Sarah Maldoror et Mario de Andrade, qui œuvre sans répit à la mise en valeur de l’héritage intellectuel de ses parents. Rencontre.

Pourquoi avez-vous entrepris ce travail autour de l’œuvre de votre mère ?
Annouchka de Andrade – Quand j’ai commencé ce travail, notre objectif commun avec ma sœur, Henda Ducados, était de faire vivre l’œuvre de notre mère, Sarah Maldoror, de retrouver sa mémoire. La première étape, c’était de dénicher les copies, de récupérer les droits. Il y avait des films que nous n’avions pas vus, ou que nous avions oubliés. Des films manquaient. Il arrivait à ma mère de prêter des masters à des festivals – ces versions de référence étaient ensuite perdues. Aujourd’hui, il ne reste aucune trace de certains films ! On continue à les chercher. D’autres sont en très mauvais état, pour des raisons techniques ou de conservation. Les films tournés dans les années 1970 ont tous viré au rouge. Pour Sambizanga (1972), on est reparti du négatif. Pour Et les chiens se taisaient (1978), on n’avait qu’une copie 16 mm, préservée au CNRS. C’est à partir de cet élément physique que nous avons effectué la restauration, pour retrouver un film au plus proche de l’original, en le transférant dans le format actuel de projection. Restaurer les films de Sarah Maldoror, c’est faire revivre sa pensée.

 

Pourquoi certains films ont-ils disparu ou ont été invisibles pendant si longtemps ?
Annouchka de Andrade – Il y a deux cas de figure : l’un est lié à un problème d’accès aux copies, l’autre à l’altération des supports. Sambizanga, par exemple, n’a pu être projeté pendant plus de quarante ans parce que le producteur et le diffuseur qui en avaient acquis les droits refusaient de nous donner accès au film. Quant à À Bissau le carnaval (1980), il était devenu entièrement vert, unicolore. Par respect pour l’œuvre, il valait mieux ne pas le montrer ainsi. Grâce au CNC, on a pu le restaurer et aujourd’hui, il circule à nouveau. Il y a aussi Et les chiens se taisaient qui a été restauré à partir de copies image et son en 16 mm, conservées par le CNRS, car le master était introuvable. On a dû passer en revue tous les éléments disponibles pour pouvoir reconstituer le film. Il était très détérioré : sur un écran de télévision, ça passe à peu près, mais la projection sur grand écran accentue les défauts.

 

Restaurer les films de Sarah Maldoror, c’est faire revivre sa pensée.

Annouchka de Andrade

 

Comment se passe une restauration concrètement ?
Annouchka de Andrade – Tout dépend de la qualité et de la disponibilité du matériel d’origine. Parfois, on peut simplement nettoyer le film, le passer dans un bain, et c’est plus une opération de sauvegarde qu’une restauration à proprement parler. Mais si la copie est trouée ou abîmée, il faut reprendre toutes les encoches avant de la numériser. Le laboratoire commence à travailler pendant plusieurs semaines, puis on reprend ensemble pour arbitrer ce qui reste à décider. Pour À Bissau le carnaval, par exemple, il nous a fallu une journée entière de travail au laboratoire pour vingt minutes de film. On a vraiment travaillé image par image, en comparant les différentes versions.

Cherchez-vous à moderniser les films ou à rester fidèle à leur origine ?
Annouchka de Andrade – En aucun cas il ne s’agit de refaire le film. L’idée est de se rapprocher au maximum de ce qu’était la copie originale voulue et réalisée par Sarah Maldoror. Pour son premier court métrage, Monangambééé (1969), réalisé à Alger, on a rencontré un vrai problème avec le son : le négatif son était introuvable, et celui de notre copie de travail était très détérioré. La musique de free jazz du Art Ensemble of Chicago, faite de ruptures nets, s’entremêle avec les dialogues. Nous avons fait le choix de privilégier l’ambiance sonore, quitte à sous-titrer les dialogues parfois étouffés. On a préféré conserver l’atmosphère et la patine du film plutôt que de tout lisser. Il ne s’agit pas de gommer l’effet du temps, mais de l’embellir.

 

Comment prenez-vous les décisions pendant une restauration ?
Annouchka de Andrade – Redonner vie à tous ces films est un processus passionnant, mais aussi plein de doutes : en avons-nous trop fait ? Avons-nous bien respecté les limites posées par le film ? Ici, au labo, on s’interroge sans cesse, on se concerte avec les équipes pour arriver à la meilleure solution. Aucune restauration ne ressemble à une autre. Pour Sambizanga, par exemple, on a pu travailler avec le cameraman de l’époque. Jean-François Robin est venu en personne, il a travaillé plan par plan, en salle de projection. Qui mieux que lui pour effectuer ce travail ?

 

Que signifie pour vous cette rétrospective au Centre Pompidou ?
Annouchka de Andrade – Ma mère était dingue des musées. Que cette première rétrospective en France ait lieu au Centre Pompidou a donc beaucoup de sens. C’est presque naturel pour moi d’être ici, c’est conforme à sa personnalité. Enfin Sarah Maldoror est également présente dans l’exposition « Paris noir » ; on y montre des documents, des œuvres qu’elle a collectionnés. Cela permet de se rendre compte combien elle aimait profondément les artistes, qu’elle faisait partie intégrante de la circulation des idées de son temps… La rétrospective et l’exposition sont importantes, et c’est formidable qu’elles aient lieu à Paris aujourd’hui. ◼