Apichatpong Weerasethakul, côté courts
Après quatre années d’étude à Chicago, où il a appréhendé la réalisation en 16 mm et le cinéma structurel, Apichatpong Weerasethakul se trouve confronté, à son retour en Thaïlande, à l’absence de laboratoire pour développer les images tournées avec sa Bolex. Il prend également conscience que ses désirs, dans cette géographie, assimileront de nouveaux éléments : « au-delà de la question du support, j’ai réalisé que (…) j’étais amoureux des histoires, des contes populaires, de mes souvenirs d’enfance et des soap operas », confie-t-il en entretien.
La trentaine de films courts présentés lors de cette rétrospective atteste, tout autant que ses longs métrages, de la pluralité des genres, des registres et des champs qu’explore Apichatpong Weerasethakul, à la croisée du cinéma expérimental, de l’art et du film de fiction. Dans cette œuvre dont les multiples facettes fondent un même univers, certains courts témoignent davantage de la formation de ses premières années. Ainsi Windows (1999, 12’) résulte du clignotement obtenu par l’enregistrement en direct du signal alors que le cinéaste filme une fenêtre au camescope — une version vidéo des flicker films argentiques. Daté de la même année, Malee and the Boy (1999, 27 min) donne un indice des recherches en cours de l’artiste, entre partis pris conceptuels et travail sur la narration et le populaire : le film en deux parties articule les aventures d’un démon issu d’un comics book à des images de la ville prises à la dérobée, tandis que le son est confié à un garçon de dix ans, invisible à l’écran, qui parcourt les rues, muni d’un microphone.
La trentaine de films courts présentés lors de cette rétrospective atteste, tout autant que ses longs métrages, de la pluralité des genres, des registres et des champs qu’explore Apichatpong Weerasethakul, à la croisée du cinéma expérimental, de l’art et du film de fiction.
Deux années auparavant, Apichtapong Weerasethakul terminait son film de fin d’étude, Thirdworld (1997, 17 min, tourné en 16 mm) ; il élabore la représentation intime d’un lieu par l’enregistrement sonore de conversations privées — deux jeunes hommes se racontent leurs rêves, une grand-mère se met en colère. Les images saisissent quant à elles des bribes de vie et de corps à l’aube et dans la nuit. C’est peut-être là une autre piste pour évoquer le geste de l’artiste alors qu’il se concentre sur des formats courts : un rapport à l’intimité se dessine, que ce soit dans la proximité qu’il tisse avec son objet que dans le sujet même du film.
Nimit (2007, 15’54’’) répond à une commande passée par le ministère de la culture de Thaïlande : il a été demandé au cinéaste de réaliser un portrait cinématographique du roi, à l’occasion de son 80e anniversaire. Apichatpong Weerasethakul s’interroge et, plutôt que de livrer un film sur une personne qu’il ne connaît pas vraiment, assume de diriger la caméra vers ce qui lui est le plus proche : « ma vie — ma mère, mon neveu, ma nièce, mon frère, ma sœur, mon amant, mon chien, ma chambre, mes paysages préférés, et d'autres choses, y compris ma lumière ».
Ashes (2012, 21 min) suit un chemin similaire, se faisant l’écho de moments de la vie quotidienne — une femme se met du vernis à ongles, un homme promène un chien que l’on reconnaît être celui du cinéaste, des visages familiers apparaissent, comme celui de l’un de ses producteurs. L’artiste a choisi, en travaillant avec cet outil bien particulier qu’est la LomoKino (une caméra qui tient dans la main et permet de tourner de courtes bandes en 35 mm), de conserver au montage les images de début et de fin des bobines, où la lumière perce trop. L’imperfection ajoute à la beauté mais aussi à la vitalité du geste et, si méticuleux, travaillé et précis soit-il, le film s’offre alors dans une grande immédiateté, dans une radieuse franchise.
C’est sans doute l’une des chances qu’offre cette pratique du film court en parallèle de la réalisation de films longs : elle ouvre des brèches de spontanéité à l’intérieur de cette forteresse qu’un long métrage construit autour de soi.
C’est sans doute l’une des chances qu’offre cette pratique du film court en parallèle de la réalisation de films longs : elle ouvre des brèches de spontanéité à l’intérieur de cette forteresse qu’un long métrage construit autour de soi. On sait que Weerasethakul noircit maints carnets, et une série de films qu’il montre en installation s’intitule « Video Diaries », certains courts destinés aux salles obscures empruntent donc la même voie. Plus brut, d’apparence plus simple, Cactus River est le journal de la visite que rend le cinéaste à son actrice Jenjira Pongpas Widner, près du Mekong. Il y explore les différents états de l’eau et du vent et consigne ce qui change : cette femme, qu’il connaît si bien, et le fleuve, sous l’effet de multiples constructions.
Apichatpong Weerasethakul dit de ses courts et de ses installations qu’ils « se penchent davantage sur de plus petits détails, des mouvements, des accessoires de tournage, ou des souvenirs ». Il ajoute : « Cela me donne l’occasion de zoomer sur des fragments du processus de réalisation, ou sur des éléments d’éclairage ». Ce format lui a en effet permis à plusieurs reprises de prendre le temps de compléter le geste de réalisation d’un long métrage en embrassant un pan précis de ses recherches, en l’abordant sous un tout autre angle. A Letter to Uncle Boonmee met en scène une lettre imaginaire adressée à l’oncle Boonmee (l’homme dont la vie a inspiré le long métrage Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures), faisant le récit des repérages effectués par un narrateur-cinéaste.
Pour Apichatpong Weerasethakul, le format court lui a en effet permis à plusieurs reprises de prendre le temps de compléter le geste de réalisation d’un long métrage en embrassant un pan précis de ses recherches, en l’abordant sous un tout autre angle.
Et puis il y a aussi ces films dans lesquels l’artiste développe un dispositif précis pour approfondir ou confronter sa recherche générale sur l’espace, la lumière, la mémoire. Ces pièces témoignent d’une liberté et d’un dénuement formel éloignés des exigences économiques, concrètes et chronométrées d’un tournage cinématographique. Filmé dans son propre jardin, On Blue (2022, 17’), qui donne son affiche à cette rétrospective, reprend le système de Blue (2018, 12’) : deux toiles figuratives coulissantes sont installées sur un système de poulies qui leur permet de s’enrouler et de se dérouler l’une après l’autre. À la fin de ce ballet nocturne joué par les toiles à la lumière des néons, alors que tout semble s’immobiliser, une surprise se produit, une surprise à jamais renouvelée et porteuse du plus grand des bouleversements : l’aube advient. Le bleu du tournage et le strident des néons sont peu à peu remplacés par la lumière dorée, qui s’installe, nettoie, allège. ◼