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Apichatpong Weerasethakul : « J'ai eu envie de faire des films après avoir vu E.T. et Star Wars. »

Pour la première fois, le Centre Pompidou présente la rétrospective intégrale des films et vidéos du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Circulant entre la fiction, le film expérimental et la recherche artistique, sa filmographie témoigne de ses explorations successives et des réflexions que lui ouvrent ses propres images. Entretien inédit* avec une grande voix du cinéma mondial. 

± 7 min

Apichatpong Weerasethakul (né à Bangkok en 1970) commence à réaliser des films et des courts métrages vidéo dès 1994. Ses œuvres, caractérisées par l’utilisation d’une narration non linéaire et qui abordent souvent les thèmes de la mémoire, de l’identité, du désir et de l’histoire, lui valent une reconnaissance internationale et de nombreuses récompenses, dont la Palme d’or du Festival de Cannes en 2010 pour le film Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures. Considéré comme l’un des cinéastes les plus inventifs de notre époque, Apichatpong Weerasethakul déploie une large pluralité de pratiques – cinéma, vidéo, installation, photographie, performance, réalité virtuelle – et trace un chemin très singulier, attentif au vivant et au contemporain, hanté par les rêves, le passé et les mondes autres, engageant les fils narratifs dans des voies hallucinées. 

 

Fantômes, spectres, réincarnations : dans le cinéma d'Apichatpong Weerasethakul, les liens avec les autres mondes sont multiples, ils élargissent notre expérience et notre vie — et les âmes voyagent.

 

Fantômes, spectres, réincarnations : dans le cinéma d'Apichatpong Weerasethakul, les liens avec les autres mondes sont multiples, ils élargissent notre expérience et notre vie – et les âmes voyagent. Ses films sont peuplés de créatures autres revêtant une apparence humaine, qui font parfois bon commerce avec les humains : le fantôme de la femme de Boonmee revient prendre soin de ce dernier et s’invite très simplement un soir au dîner, dans le film Oncle Boonmee. Le cinéaste thaïlandais tisse des liens avec des récits populaires et le cinéma de genre : la jeune fille et la mère du moyen métrage Mekong Hotel sont des fantômes cannibales, et la seconde partie de Tropical Malady (Prix du jury à Cannes en 2004) se concentre sur la chasse d’un fantôme de sorcier prenant tour à tour l’apparence d’un tigre ou d’un homme… Il s’appuie aussi sur la pensée bouddhiste de la réincarnation : Oncle Boonmee est ainsi inspiré du récit véritable qu’un homme a fait de ses vies passées. 

 

Réalisé en deux fois à plus de dix ans d’écart notamment chez le cinéaste à Chiang Mai, dans le nord-ouest de la Thaïlande, l’entretien dont sont issus les extraits ci-dessous rend compte des glissements, des virages, des nouveaux territoires qui ont façonné son œuvre.

Quand avez-vous commencé à vous intéresser au cinéma ? 
Apichatpong Weerasethakul — 
À un très jeune âge. J’allais beaucoup au cinéma quand j’étais petit. À Khon Kaen (ville au nord-est de la Thaïlande ndlr), il y avait un immense complexe avec cinq ou six salles, à quelques minutes à pied de chez moi et de l’hôpital. La plus grande salle avait peut-être cinq cents places mais en paraissait mille pour un enfant. On y projetait tous types de films : indiens, chinois, thaïlandais, américains, kung-fu hong-kongais… Je crois que j’ai eu envie de faire des films après avoir vu E.T. Et aussi Star Wars, et Les Aventuriers de l’arche perdue. J’ai vu ce dernier de nombreuses fois au cinéma, puis en VHS. Je connaissais tous les plans par cœur, surtout à la fin, quand le type ouvre la boîte et que son visage se met à fondre. Je trouvais ça génial. J’ai aussi beaucoup aimé Voyage au bout de l’enfer. J’étais jeune, et je suis allé le voir deux fois. Ma mère m’a donné une correction quand elle l’a appris. J’adorais le réalisme de ce film. La scène de la capture, et bien sûr, celle de la roulette russe.

 

Je crois que j’ai eu envie de faire des films après avoir vu E.T. Et aussi Star Wars, et Les Aventuriers de l’arche perdue. J’ai vu ce dernier de nombreuses fois au cinéma, puis en VHS.

Apichatpong Weerasethakul 


Quelle est la matière première de vos scénarios ? 
Apichatpong Weerasethakul — La plupart du temps, je mélange ma propre vie à celle des acteurs, ou à leur façon d’interpréter mon écriture. Mes sentiments sont toujours à la base de tout, en particulier quand il est question de relations qui ne sont pas parfaites, ou qui contiennent toujours le germe d’une catastrophe. Il s’agit peut-être d’une forme d’anxiété d’anticipation chez moi, cette inquiétude par rapport à ce qui pourrait arriver, que je ressens fréquemment dans mes propres relations. Mais cela découle aussi de mon intérêt pour le bouddhisme, qui nous apprend que les choses sont toujours appelées à changer. […] Mes personnages ont tendance à avoir peur du sentiment de plénitude, alors leurs relations finissent par être détruites, soit par eux-mêmes, soit par une force imprévisible qui les frappe. […] Je pense que j’essaye de traduire cela par le biais de structures cinématographiques fluides et de variations temporelles.

 

La plupart du temps, je mélange ma propre vie à celle des acteurs, ou à leur façon d’interpréter mon écriture.

Apichatpong Weerasethakul


Mysterious Object at Noon (2000) semble marquer la fin d’une phase et le début d’une nouvelle… On observe une nette progression entre vos films de jeunesse et ce premier long métrage. Puis à nouveau, après cela, vous bifurquez vers tout autre chose…
Apichatpong Weerasethakul — Il me semble que j’ai beaucoup évolué en matière de style, de concept, d’intérêts et de format, parce que c’est le dernier film que j’ai réalisé en noir et blanc et en 16 mm. Avec Mysterious Object, je crois que je suis arrivé au bout de ce que je voulais faire, c’est-à-dire sortir, expérimenter avec le matériel et accumuler des images en toute liberté. […] Au départ, il n’y avait aucun élément narratif. J’ai filmé de nombreuses scènes de rue et, bizarrement, beaucoup de réservoirs d’eau en béton. Puis, nous avons tourné la scène de la première histoire à Bangkok. Et de là, nous avons continué. D’un point de vue chronologique, c’est assez proche de ce que vous voyez dans le film. Je n’avais aucune idée de la durée finale. À ce stade, je cherchais juste à accumuler des images.

Parlons un peu de Blissfully Yours. Comment ces trois personnages – les deux femmes thaïlandaises et le jeune immigré birman atteint d’une maladie de peau – sont-ils nés ? 
Apichatpong Weerasethakul — Juste après Mysterious Object at Noon, je recherchais la simplicité, une façon de raconter des histoires courtes, avec un minimum de moyens, et en un minimum de temps en matière de chronologie linéaire. Ce film est une nouvelle expérience sur la narration. Alors que je filmais dans un zoo pour Mysterious Object, j’ai vu la police arrêter deux immigrés qui étaient venus se détendre. Cela m’a fait penser au contraste entre le plaisir et la douleur en Thaïlande, à la peur de l’autorité et à la montée du nationalisme. Il l’est encore, mais à l’époque, la réaction du public était très forte […]. J’ai essayé de raconter une histoire sous un autre angle, soit du point de vue des immigrés, soit sans aucun point de vue ! Quelque chose de très simple. […]


La structure en deux parties est bien plus prononcée dans Tropical Malady que dans Blissfully Yours, et leur relation est bien plus libre et ouverte. Savez-vous à quel moment vous avez commencé à réfléchir à ce type de structure ?
Apichatpong Weerasethakul — […] Je me souviens que lorsque j’écrivais et tournais le film, je ne pensais jamais au présent. Tout tournait autour de la mémoire. Même la première partie, centrée sur l’histoire d’amour, ressemble pour moi à une recréation de quelque chose. La façon dont je la regarde ou je la cadre, c’est presque comme si je regardais le passé. […] Mon assistant Sompot m’a rappelé récemment que je lui avais dit à l’époque vouloir faire un film hollywoodien. C’est ce que j’ai ressenti en le revoyant. Tout est tellement cinématographique. La première a presque l’air de sortir d’un film romantique hollywoodien. Mais d’une certaine manière, quand on assemble les deux parties, ça devient quelque chose d’autre. La première partie est réfléchie, nostalgique même, alors que la seconde est plus libre.

 

Mon expérience de spectateur tient une place significative dans ma mémoire.

Apichatpong Weerasethakul 


Pour Oncle Boonmee, comment avez-vous fait le lien entre la réincarnation et le cinéma ? 
Apichatpong Weerasethakul — Au départ, je voulais centrer l’histoire sur la vie de Boonmee, mais j’ai réalisé que ce n’était pas possible car l’homme était déjà mort. Les seules informations que j’ai pu glaner provenaient de son fils, et elles n’étaient pas suffisantes pour justifier une biographie ou pour faire un film honnête sur lui. Sa vie est donc devenue une source d’inspiration pour aborder les thèmes de la réincarnation, du temps et du cinéma. Je pense que ces questions m’ont toujours intéressé, depuis Tropical Malady et Syndromes and a Century : les répétitions, les réincarnations de personnages dans différents rôles. C’est pourquoi j’ai pensé que je devais essayer d’aborder ce thème dans ce film, d’interpréter l’arrière-plan des multiples vies de cette personne anonyme. En parallèle, le film explore mes souvenirs personnels du nord-est. Comme mon expérience de spectateur tient une place significative dans ma mémoire, j’ai essayé d’incorporer des références à d’autres genres cinématographiques dans le film. C’est comme un hommage, mais aussi une complainte : il parle de la disparition d’un certain cinéma que plus personne ne fait, un cinéma qui s’efface aussi peu à peu de ma mémoire. 

Il est intéressant de remarquer que votre film le plus obsédé par le cinéma, Oncle Boonmee, est aussi celui qui découle d’une installation, Primitive. Cette expérience vous a-t-elle aidé à trouver une certaine continuité entre vos différentes pratiques?
Apichatpong Weerasethakul — Mon intérêt pour le cinéma et les images en mouvement a toujours été présent. Mes courts métrages et mes installations se penchent davantage sur de plus petits détails, des mouvements, des accessoires de tournage, ou des souvenirs. Cela me donne l’occasion de zoomer sur des fragments du processus de réalisation, ou sur des éléments d’éclairage. Mais tout cela fait partie du même univers.


Pour Memoria (tourné avec Tilda Swinton en Colombie, ndlr) le processus était-il différent de ce que vous aviez connu en Thaïlande ?
Apichatpong Weerasethakul — Je me suis contenté de regarder, sans être aussi imbu de ma personne, et j’ai arrêté de penser à Khon Kaen et à la politique. Le fait d’être en Colombie m’a permis de regarder vers l’extérieur et d’écouter. C’était magique. Mais ce n’était pas une mince affaire, vous savez ; la perspective de faire un film sans connaître la langue ni la culture aurait pu me paralyser. Quel genre de film cela peut-il bien donner ? Mais j’ai commencé à penser de façon moins cinématographique que pour mes films précédents. Il s’agit peut-être d’un passage d’une pensée animiste à une pensée bouddhiste. […] Mes films faits en Thaïlande débordaient d’esprits. Tout était habité d’une vie propre, et pas seulement les personnages. Memoria, au contraire, est très tranquille. Il s’agissait d’observer des éléments comme les ombres, les bâtiments, ou la nuit tombant sur la ville, sans chercher à les animer, un peu à la façon de Jessica (Tilda Swinton, ndlr), qui tente de découvrir quelque chose en elle. ◼

* Entretien édité et condensé, extrait du livre Apichatpong Weerasethakul – Homes (aux Éditions de l’Œil, en partenariat avec les éditions du Centre Pompidou)