Combustion II

Dans les années 1950, après l’étude des techniques de reproduction, Christian Jaccard se passionne pour les reports d’empreintes sur pierres lithographiques, puis il expérimente ce même processus sur toile et sur papier. La remise en question du statut de l’œuvre d’art, notamment par le mouvement Supports-Surfaces – dont Jaccard est proche par la nature de ses recherches sans pour autant s’y intégrer –, le conduit, en 1973, à fabriquer ses propres outils marqueurs, les nœuds, qui constituent « le mobilier de la peinture » ; puis, en 1974, à choisir le feu, nouvel outil destiné à fixer la trace fondamentale de l’énergie dans la matière. Sa démarche est radicalement différente de celle, qui remonte aux années 1960, d’Yves Klein, pour lequel l’empreinte – dans les Anthropométries et surtout dans les Peintures feu , réalisées au lance-flammes – répondait à un besoin quasi mystique de purification par la couleur bleue ou par l’élément feu, devenus matériaux constitutifs de l’œuvre, et signifiant l’espace incommensurable. Le propos de Jaccard reste (dé)matérialiste : « Brûler ne veut pas dire détruire , avance-t-il, mais déconstruire afin d’appréhender la chose au-delà de sa virtualité […]. L’usage du feu a bien pour finalité d’en finir avec les prérogatives et les conventions d’un métier artistique. Les outils de combustion remplacent brosses et pinceaux. » Dans ses Trophées en cuir calciné (dont un, 1977, MNAM) et ses Toiles calcinées (dont une, 1975, MNAM), le feu est là pour « dématérialiser la substance, par dégradation, détérioration et décoloration préméditée » ; de même, dans les Anonymes calcinés , peintures anciennes qu’il soumet à l’épreuve du feu, « le reste d’iconographie calcinée est la véritable restauration opérée par les jeux de cet acte expiatoire ».

Expérimentée dès le début des années 1980, la combustion sur papier féconde le processus graphique : à leur tour, « les tracés de bitume consumé supplantent les crayons et les plumes » . Le dispositif de ce que Jaccard nomme ses « ignigraphies » est fixé : formats rectangulaires, carrés, puis ronds ou ovales ; empreintes pulvérulentes, aux tracés géométriques, puis baroques, résultant du parcours de la mèche lente. En 1989, un voyage à l’île de la Réunion lui fait prendre conscience de l’énergie volcanique souterraine, dont il tente de capter la violence. Dans cette Combustion (1989), dont le centre carré est préservé du feu – renvoi ironique à une peinture vierge –, la matière physique du papier Canson, sa substance, sa blancheur, sa lumière auréolée par les fumées brunâtres fluctuantes, comptent autant que les traces graphiques de combustion. Le plaisir pris à chaque opération – où processus aléatoire et combinatoire se mêlent – est de réitérer un rituel fondateur. Paradoxes de l’œuvre : ce procédé relève autant de l’obsessionnel et du stratégique que de l’erratique et de l’incohérent ; l’ironie et l’excès sont toujours sous-jacents à la froide rigueur que s’impose l’artiste.

Nadine Pouillon

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008