Esquisse pour l'édification d'une tribune III

Dans l’euphorie de la période héroïque de la révolution russe (1917-1921), l’avant-garde se lance dans un nouveau programme de communication définissant, selon une stratégie de rupture, l’esthétique d’un monde nouveau. L’engagement de cette « armée d’artistes » qui, selon Maïakovski, devait s’emparer des matériaux modernes de production et tracer la voie d’une approche collective de la culture révolutionnaire, implique une dramaturgie des manifestations de masse : est ainsi bannie toute statique du décor au profit de mises en scène dynamiques, fondées sur l’accentuation des contrastes entre des masses géométriques colorées. À Kasimir Malevitch, qui affirmait « oppositions et contradictions, voilà notre harmonie ! », répondait en 1918 la fameuse scénographie de Nathan Altmann pour le premier anniversaire de la révolution d’Octobre.

C’est dans cette perspective que s’inscrit en 1921 le projet de tribune de Paul Mansouroff. Très engagé, il avait déjà proposé dès 1917 sa collaboration à Alexandre Lounatcharsky, le commissaire du peuple au palais d’Hiver à Petrograd. En 1920, il se rend à Kazan, où il dirige un atelier à la faculté de peinture de l’Institut d’art, et participe à la création du Ginkhuk [Institut national de la culture artistique] à Petrograd, aux côtés de Kasimir Malevitch, qui lui confiera une section expérimentale. Par ailleurs, Vladimir Tatline lui demande de l’assister pour l’édification à Moscou de son « Monument à la IIIe Internationale ». Dans un contexte hautement symbolique – l’emplacement choisi était destiné à l’exécution des criminels ou des opposants au pouvoir –, Mansouroff doit concevoir une tribune, un monument éphémère censé s’élever à plus de 30 mètres et affublé du slogan « En souvenir des glorieux héros qui n’ont pas peur de l’exécution ». Si le projet n’est pas réalisé, faute de matériaux, les dessins n’en manifestent pas moins une esthétique cubo-futuriste par la mise en tension des différents éléments qui suppose la destruction de l’ancien ordre sculptural, mais accentue dans le même temps l’idée d’une force nouvelle, d’un mouvement nouveau. Les trois vues proposées par les trois grandes feuilles de la collection, toutes fortement colorées de noir et de rouge, illustrent cette dynamique ascensionnelle, cette tension entre des parallélogrammes basculés, des obliques et des courbes fortement affirmées.

Frédéric Migayrou

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008