Dépêche

Pour ce peintre, sculpteur et, selon ses propres termes, « poète raté » qu’est Erik Dietman, le dessin a toujours été un moyen d’expression essentiel, dont la pratique, quotidienne, reste à ses yeux le fondement de l’art, même le plus provocateur : à ce titre, il se démarque des autres artistes de sa génération (Brecht, Filliou, Spoerri) qui ont traversé comme lui le groupe Fluxus. Il emplit des centaines de carnets de croquis et de collages, assortis de notes en toutes langues, qui sont plutôt de libres divagations plastiques et des récits en images que des dessins autonomes. De même, dans les feuilles libres, le processus créatif compte plus que le résultat, volontairement désinvolte, mais dont l’habileté est souvent époustouflante. Comme ses objets, ses dessins – souvent de grands formats – sont le lieu d’une méditation intime sur l’identité et le corps (malade) de l’artiste, où se mêlent humour et révolte, dérision et sauvagerie : l’érotisme et la mort en constituent les thèmes centraux. La virulence et la liberté de son expression s’appuient sur un exercice du langage d’héritage duchampien, fait de calembours et de jeux d’ironie – ainsi dans l’explosif et sombre paysage de guerre et de tombe Con Concours de cons dragons , 1993 (MNAM).

Exceptionnellement grand, Dépêche , auquel Dietman travaillait encore peu avant sa mort, semble l’ultime aboutissement de sa méditation, un dernier message, dont le sarcasme est encore renforcé par l’ironie du titre. Corps pulvérisé en éclats multiples liquéfiés et vaguement sanguinolents, crâne déjà squelettique, le cadavre annoncé de ce patient pêcheur à la ligne qu’est l’artiste se livre – se « dépêche » de se livrer – à une ultime pêche : il jette à l’eau sa dernière ligne pour attraper un poisson frétillant de vie. Mêlés avec brio et truculence, fusain, crayons de couleurs et instruments dérisoires de séduction féminine – vernis à ongle et paillettes – multiplient les effets de cendres et de brillances. La virtuosité et le raffinement de l’exécution contribuent pour une grande part à la portée dramatique et lyrique de ce grand dessin.

Agnès de la Beaumelle

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008