Schwachsinnige II (Demeurée II)

Peintre, graveur, dessinateur et auteur, formé à l’école des arts décoratifs de Stuttgart et à l’académie des beaux-arts de Karlsruhe, Rudolf Schlichter manifeste très jeune une aversion pour les conventions bourgeoises qui se traduit par un engagement politique particulièrement actif. En 1919, il quitte Karlsruhe pour Berlin, adhère au parti communiste et rejoint la Novembergruppe. Il rencontre les artistes Dada et participe, l’année suivante, à la « Première Foire internationale » de ce mouvement : il y expose, avec John Heartfield, le célèbre et scandaleux Archange prussien, mannequin d’un sous-officier prussien à tête de porc suspendu au plafond, comme volant au-dessus des têtes. S’éloignant de Dada et de l’influence de De Chirico pour se rapprocher, en 1921, des artistes de la Neue Sachlichkeit [Nouvelle Objectivité], Schlichter devient le chroniqueur sans complaisance d’une Allemagne marginale et désenchantée, celle d’une République de Weimar ébranlée par la défaite, les soubresauts politiques et une crise économique sans précédent. Ses dessins, exécutés au crayon, dans la tradition graphique allemande, sont de froids examens de la réalité sociale : ce sont essentiellement eux qui retiennent à l’époque l’attention, lors de deux expositions à la galerie berlinoise Neumann-Nierendorf.

Campé à grands traits vigoureux, le portrait de cette femme sans âge frappe par sa forte présence : format proche de la taille humaine, frontalité du modèle, massivité du buste, bras croisés avec aplomb créent les conditions d’un face à face sans compromis. Celui-ci révèle rapidement une étrangeté inquiétante : l’attention se porte sur le visage asymétrique, las, marqué de cernes et de rides, tendu autour des yeux sombres et fixes, qui livrent un regard à la fois intense et absent, comme renversé en lui-même. Le négligé de la tenue et de la coiffure, plaquée sur le crâne, dénonce encore le trouble intérieur qui agite cette femme apparem ment solide, et que confirme le titre de l’œuvre, Demeurée.

Violent, sans concessions, ce portrait vériste est à rapprocher des œuvres que Dix, Grosz ou Hubbuch réalisent à la même époque. L’aliénation mentale devient ici la métaphore de l’aliénation sociale, de la solitude et du désarroi contemporains allemands. Révélatrice d’une fascination exercée par la folie, cette Demeurée est à rapprocher des Monomanes de Géricault exécutés entre 1819 et 1824 comme des portraits et autoportraits dessinés par Antonin Artaud dans les années 1945-1946.

Isabelle Limousin

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008