Locus agitatus

La série des Phénomènes, qui s’étend de 1958 à 1962, témoigne peut-être plus que toute autre de la ténacité de Dubuffet quant à l’exploration d’une technique, et du rapport si particulier qu’il a entretenu au « faire », soulignant sans cesse ce lien intrinsèque entre l’usage des matériaux et la pensée du peintre. Lorsque prend corps le projet des Phénomènes, qui donneront lieu à 24 albums (13 en noir, 9 en couleur et 2 de « planches de rebut »), l’artiste s’est déjà à plusieurs reprises essayé au processus lithographique, sans vraiment y donner suite. Si le but de cette nouvelle tentative, fin 1957, est la réalisation de reports d’assemblages, l’intérêt de l’artiste se porte rapidement sur la confection des planches de base, qui deviennent l’objet principal de sa recherche. Celle-ci prend une telle ampleur que Dubuffet installe, tant à Paris qu’à Vence, un atelier dédié à la lithographie. Le procédé, parce qu’il s’y prête, est l’occasion de prendre des empreintes « de tous éléments venus qui pouvaient y inviter : sur le sol, sur des murs, sur des pierres, sur de vieilles valises ou toutes espèces d’objets » ou encore d’obtenir « des images étonnantes en appliquant seulement les feuilles sur des plaques nappées d’encre que je parsemais de menus éléments, tels que fils, miettes, petits morceaux de papier déchirés et tous débris divers. » Cette plongée dans les innombrables effets de la matière, menée parallèlement aux expérimentations de la Célébration du sol et des Matériologies, en porte l’exploration et la délectation si loin que l’artiste opère soudain, à partir de 1961, un revirement radical – avec Paris Circus, il brosse un tableau enjoué et coloré de la ville retrouvée. Ce n’est cependant que pour mieux se soustraire à la tentation d’une figuration facile qui, très vite, en effet, se délite pour donner naissance à une nouvelle manière, faite de cellules, d’abord tremblotantes – comme issues du grouillement urbain –, puis plus affirmées, avec la naissance de ce qui constituera le vocabulaire de Dubuffet pendant près de douze ans : l’Hourloupe. Locus Agitatus, qui appartient à un ensemble intitulé Locus Mariole, se situe très tôt dans le développement de ce cycle. Les couleurs sont encore très diversifiées – avant l’adoption des seuls bleu et rouge – et le fond noir est bien présent. Les stries fonctionnent déjà de façon que, comme le précise Max Loreau,« lorsque la couleur dissocie », soit « restaur[ée] la continuité et l’uniformité, et inversement ». L’équilibre instable qui habite la surface de ces œuvres semble destiné à tenir la vision dans un état d’alerte, à réaffirmer avec force le principe fondateur de Dubuffet selon lequel le monde est un continuum ininterrompu, où chaque point a valeur égale : « ces travaux […] transportent l’esprit dans un lieu insolite, dans quelque monde parallèle où des êtres en turbulente fermentation auraient été soudain arrêtés dans leur développement et demeureraient en suspens sans avoir renoncé encore à l’appétit de croître. »

Sophie Duplaix

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008