Sans titre

Des actes graphiques de guerre et de conjuration, précisément datés, marquent les années noires de l’œuvre de Brauner. Réfugié dans les Hautes-Alpes, de mars 1942 à avril 1945, et soumis à une vie extrêmement précaire qui lui impose de trouver de nouveaux matériaux, l’artiste infléchit radicalement, à l’égal de Fautrier, la thématique et le mode d’expression de sa production. Il investit, pour sa part, de pouvoirs exorcistiques l’usage de nouveaux médiums pour faire advenir les figures totémiques que lui dictent ses lectures de textes ésotériques, découverts en 1938, notamment par l’intermédiaire de Robert Rius. Pendant l’été 1943, aux Celliers-de-Rousset, il invente le « dessin à la bougie », à base de cire fondue appliquée sur les supports trouvés (feuille de papier, carton, plaque de bois…). La cire autorise incisions, grattages, épaisseurs, et induit une simplification sommaire et maladroite des formes. Brauner en consigne la découverte et en signale l’importance dès l’été 1943 dans ses lettres à René Char, à André et Henriette Gomès, ainsi que dans un de ses carnets : « Sur une feuille de papier blanc, on frotte librement et avec force une bougie, de manière à y apposer de la cire en abondance. On passe ensuite sur toute cette étendue une couche d’encre de Chine délayée dans de l’eau. Une fois le liquide séché, on gratte légèrement avec un objet pointu, le dessin que l’on désire obtenir. On passe à nouveau sur toute la surface le mélange d’encre de Chine et d’eau ; on attend que tout soit sec, et on gratte, cette fois-ci le tout au moyen d’un couteau, de manière à enlever la cire. Il reste un dessin d’une qualité tout originale et inconnue ». Simple couteau, brou de noix ou encre, bougie ou cire d’abeille, ces substances naturelles et outils domestiques constituent les modalités d’une sorte d’art brut qui se prête à l’établissement d’un lien, à caractère magique, avec le monde mythique. La tête au profil grossier, quadrillée comme par un grillage de prison, est incarnée par cette peau de cire enduite de brou de noix : elle est investie d’un pouvoir conjuratoire, que manifestent encore divers signes (écriture bouletée, notes de musique, alphabet hébraïque…) gravés dans la cire. Ailleurs, c’est la figure de l’androgyne primordial qui s’écartèle au centre de la feuille, telle une silhouette dégingandée aux attributs sexuels primaires. Cette apparition, à l’allure de dessin d’enfant graffité rapidement, n’est pas sans annoncer les figures sommaires d’un Dubuffet. Les dessins à la cire de Brauner possèdent une fonction non iconique mais talismanique et alchimique : l’artiste leur accorde une dimension philosophique et universelle, celle d’une matérialisation des contraires en une « noce chimique ».

Camille Morando

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008